Après l’affaire du film Persepolis, diffusé par Nessma TV, et celle du documentaire Ni Allah, ni maître de Nadia El Fani, la liberté de créer est une fois de plus dans la ligne de mire des salafistes, qui s’en prennent cette fois-ci à l’art contemporain. Le point.
Tout a commencé dimanche 10 juin, dernier jour du Printemps des Arts Fair de Tunis. Ce matin-là, des salafistes ont dépêché au Palais Abdellia de La Marsa, à une quinzaine de kilomètres de la capitale, un huissier et un avocat pour constater la présence d’œuvres portant atteinte au sacré et aux bonnes mœurs. Les hommes de loi ont informé Paolo Perelli, le directeur artistique de l’exposition, que si ces toiles et installations n’étaient pas décrochées, leurs auteurs seraient poursuivis en justice. L’avocat et l’huissier se sont également rendus dans la salle où étaient accrochées les œuvres de Ismat Ben Moussa, un artiste-peintre influencé par la BD, auteur d’un Superman barbu jugé blasphématoire. La nouvelle s’est alors répandue comme une traînée de poudre et les artistes ont mobilisé le public afin de “barrer la route aux salafistes”. Les deux hommes de loi ont été pris à partie par les visiteurs en colère et la foule a repris le fameux slogan de la révolution, “Dégage ! Dégage !”, pour les inciter à quitter les lieux, les accusant d’être des anciens du RCD, le parti de l’ex-président Ben Ali. Tout ce petit monde s’est finalement dispersé vers 21h et l’affaire aurait pu en rester là. Sauf que les salafistes n’avaient pas dit leur dernier mot. Au milieu de la nuit, un groupe de “barbus” s’est introduit dans le palais par les toits et a commis des actes de vandalisme.
“Niqabs ni soumises”
Le Printemps des Arts comportait cette année une rétrospective “Arts et Révolution à l’honneur” comprenant 500 créations de 200 artistes différents, les évènements qui secouent la Tunisie depuis décembre 2010 ayant inspiré de nombreux travaux. Au total, une dizaine d’œuvres ont été détruites, comme ce tableau de Mohamed Ben Slama, qui a été lacéré à coups de couteau car il représentait une femme nue —au sexe matérialisé par un plat de couscous— encerclée par des hommes en noir. Les extrémistes ont également brûlé l’installation de l’artiste Faten Gaddès, exposée dans le patio, représentant le visage voilé de la jeune femme sur des punching-balls dans un ring et portant la mention : “Je suis juive”, “je suis chrétienne”, “je suis musulmane”.
Pour Meriem Bouderbala, artiste et commissaire générale de ce Printemps des Arts, les artistes n’auraient pas dû céder à la provocation des salafistes. “Nous aurions dû laisser cet huissier et cet avocat faire le travail pour lequel leurs clients les avaient mandatés. De toute façon, je pense que les plaintes auraient été irrecevables”, a-t-elle déclaré, amère, suite à ce tragique événement. Cette peintre et photographe tunisienne s’était opposée au début de la manifestation à toute forme de censure ou d’autocensure, notamment lorsque les organisateurs avaient exigé le 1er juin le décrochage des collages du jeune artiste Elektro Jay. Dans une série intitulée “La République Islaïque de Tunisie”, le plasticien mettait en scène des femmes voilées proclamant “Niqabs ni soumises” ainsi qu’une croix entremêlée au croissant et à l’étoile du drapeau tunisien. La polémique s’était alors conclue par le maintien de la série, mais dans un espace réservé à une galerie privée.
Montée de violence
Au lendemain de la descente du “commando” salafiste sur le Palais Abdellia, le grand Tunis s’embrase dans la nuit du 11 au 12 mai. Dans la banlieue nord, une foule constituée d’islamistes en colère s’ébranle du quartier populaire du Kram-ouest vers Carthage et La Marsa. Stoppés par la police, les “barbus” déchaînés s’en prennent au commissariat de Carthage-Byrsa, auquel ils n’hésitent pas à mettre le feu. Face à cette vague de violences, les habitants de l’enclave résidentielle de La Marsa songent même à réactiver les comités de quartier spontanément créés au lendemain du 14 janvier 2011, pour protéger leurs biens. Au sud de la capitale, le quartier populaire de Sidi Hassine s’embrase également et les manifestants incendient le tribunal. Puis c’est au tour de Hay Ettadhamen, à l’ouest de Tunis, de s’enflammer.
Enfin, la vindicte populaire contre les artistes, dont les œuvres sont considérées comme blasphématoires, se répand jusqu’à Jendouba, dans le nord-ouest du pays, et dans la ville côtière et touristique de Sousse, où un jeune homme de 22 ans sera abattu d’une balle dans la tête. Des permanences de l’UGTT (principal syndicat) et de partis politiques de l’opposition sont prises d’assaut, incendiées ou mises à sac. Bilan : un mort, une centaine de blessés et près de 200 arrestations. Suite à la terreur créée par ces affrontements, le ministère de l’Intérieur tunisien a instauré un couvre-feu, de 21 h à 5 h du matin, à Tunis et dans sept autres gouvernorats du pays. Il sera ensuite levé vendredi 15 mai.
Règne de la Charia
Cette montée de violence s’inscrit, dans une certaine mesure, dans l’air du temps. Elle survient peu de temps après une déclaration d’Aymen Al Zawahiri, successeur de Oussama Ben Laden à la tête d’Al Qaïda, qui appelle “les hommes libres de Tunisie au soulèvement pour imposer la Charia” et qui fustige Ennahdha, parti qu’il qualifie “d’apostat à la solde des Etats-Unis”. De plus, dans une conférence de presse, les ministres de la Culture, des Affaires religieuses, des Droits de l’homme ainsi que les porte-parole des départements de l’Intérieur et de la Justice ont annoncé que les organisateurs du Printemps des Arts Fair seront poursuivis en justice. Mehdi Mabrouk, le ministre de la Culture “condamne toute forme d’atteinte au sacré”. A quelques encablures du siège du gouvernement, à l’Assemblée nationale constituante, le groupe parlementaire Ennahda a même proposé une loi incriminant l’atteinte au sacré, préférant s’assurer ainsi le soutien des bases salafistes lors des prochaines élections. Pourtant, selon Salaheddine Jourchi, dissident d’Ennahda, ce serait un très mauvais calcul puisque, pour lui, les salafistes “ne représentent qu’une dizaine de milliers d’électeurs”. En attendant, sur les réseaux sociaux comme dans les mosquées, les appels au meurtre des artistes accusés de blasphème se multiplient. Pourvu que ça reste dans le virtuel…
Censure. Les intellectuels montent au créneau Suite à la montée de violence à l’encontre des artistes, les acteurs de la vie culturelle se mobilisent. L’universitaire Rabâa Ben Achour, fille de feu Fadhel Ben Achour, mufti de la république dans les années 1960 —qui avait approuvé et soutenu le Code du statut personnel de Habib Bourguiba—, s’interroge : “Qu’est-ce que le sacré et qu’est-ce qui est sacré? J’ai toujours pensé que la vie est sacrée. Ceux qui prônent la haine dans les mosquées, appelant au meurtre des artistes, porteraient-ils moins atteinte au sacré que des tableaux ou des films ? Le meurtre n’est-il donc pas une atteinte au sacré ?” De son côté, Boubaker Ben Fraj, ex-directeur de cabinet au ministère de la Culture, déclare : “On est passé d’une censure exercée par l’Etat, qui fixait seul les lignes rouges, à une censure devenue l’affaire de tous, avec une volonté de remplacer la loi séculière par des lois divines”. Pour Rabâa Ben Achour, il est urgent que le parti au pouvoir prenne clairement position, d’autant que la mise en péril de la liberté de création met en danger l’ensemble du pays. “Ceux qui s’érigent en juges et en prophètes, qui s’investissent d’un pouvoir divin ou se substituent à Dieu offensent les croyants, Dieu et ses prophètes”, conclut cette intellectuelle. |
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