Le président Ben Ali vient d’être réélu, avec un score à la soviétique. Qui est cet homme, et comment a-t-il pu transformer les Tunisiens, sans doute le peuple le plus éduqué du monde arabe, en sujets résignés d’une grossière autocratie ?
Le scrutin du 24 octobre a confirmé ce que tout le monde savait déjà : les élections, en Tunisie, sont une mascarade. Le président Zine el-Abidine Ben Ali, réélu avec 94,48 % des suffrages, est pour une fois descendu en dessous de ses 99 % habituels. Mais « l’opposition réelle », incarnée par Mohamed Ali Halouani, membre du bureau politique d’Ettajdid, le parti communiste tunisien, ne s’est même pas vu créditée de 1 % des votes. L’universitaire sfaxien, seul candidat à faire entendre une (petite) voix discordante dans cette campagne désespérément terne, a dû se contenter de 0,95 %. Le reste des voix est allé aux « opposants officiels » tels Mohamed Bouchiha, apparenté au chef de l’État et récompensé par 3,78 % des suffrages, et Mounir El Béji, qui s’est consolé avec 0,79 %. Ben Ali, assuré de rempiler pour cinq ans depuis mai 2002, date à laquelle il avait fait sauter, par référendum, le verrou constitutionnel limitant à trois le nombre de mandats autorisés, va maintenant pouvoir se consacrer tranquillement à sa réélection en 2009…
Si la presse était libre en Tunisie (est-il besoin de préciser que ce n’est pas le cas ?), l’homme qui gouverne son pays sans partage et d’une main de fer depuis le 7 novembre 1987 (*) ferait les délices des caricaturistes. Car « Zine », comme l’appellent ses sujets avec un mélange de crainte et de moquerie, c’est d’abord une « gueule » : la sienne. Toujours impeccable dans ses costumes italiens de marque, clairs de préférence, car ils font bien ressortir le noir de ses cheveux teints et gominés, le général devenu président sur ordonnance cultive un look de beau ténébreux. Plus père fouettard faussement débonnaire que gendre idéal, Zine, c’est aussi une carrure, massive et un peu empâtée – mais pas trop, juste ce qu’il faut. Le personnage a travaillé sa gestuelle, et, dans le registre paternaliste, il est maintenant imbattable : il a une façon bien à lui de tapoter la joue des petits vieux ou des enfants. Contrairement à Habib Bourguiba, son prédécesseur, il n’aime guère les discours improvisés : ce n’est pas un orateur. Toujours à la différence de Bourguiba, il fuit les bains de foule. Ses apparitions sont rares, calculées, et toujours entourées d’un maximum de précautions. À chaque fois qu’il sort de son palais, des policiers sont postés en faction tous les 25 mètres le long de l’itinéraire du cortège présidentiel. La circulation est arrêtée, et les grandes oreilles veillent. En témoigne cette mésaventure édifiante survenue à un automobiliste, coincé dans les embouteillages. Excédé, l’homme appelle sa femme avec son téléphone de voiture pour lui expliquer que la « psychose sécuritaire du président » va l’empêcher d’arriver à l’heure pour déjeuner. Mauvaise idée : sa conversation est aussitôt interceptée par la police, qui vient le cueillir chez lui et l’emmène au commissariat pour « insultes au chef de l’État ». L’histoire a fait quinze fois le tour du pays, et les Tunisiens n’ont plus jamais regardé leur téléphone de la même façon…
« Big Brother »
Ben Ali, militaire de formation mais flic dans l’âme, est un passionné d’informatique et de nouvelles technologies – c’est d’ailleurs le seul hobby qu’on lui connaisse. Parce qu’il a un œil et un « dossier » sur chacun et sur tout, ses sujets l’ont surnommé « Big Brother », en référence à l’ordinateur fantastique de 1984, le roman d’anticipation de George Orwell. Paranoïa ? Les effectifs de la police ont plus que quadruplé depuis le 7 novembre 1987, et approcheraient maintenant les 100.000. En proportion, c’est deux fois et demi plus qu’en France ou qu’en Allemagne. Et il faut aussi compter avec les indics et les délateurs, bien plus nombreux que les policiers. Ils ont infiltré les cafés, bien sûr, mais aussi les cercles intellectuels, artistiques, les associations, les mosquées, et la diaspora. Enfin, il y a les écoutes. Tous les téléphones sont surveillés, et les messages électroniques systématiquement interceptés, car ils passent par le serveur Internet du ministère de la Défense. Les Tunisiens sont devenus veules et méfiants à mesure que l’appareil sécuritaire s’est développé. Plus personne ne s’aventure à parler politique en public. Même en privé, à cause de la hantise du micro, les langues peinent à se délier. Zine inspire une crainte quasi divine, aussi appelée « le syndrome du silence », qui se manifeste, dans les cas extrêmes, par l’impossibilité de prononcer à voix haute le nom du « Boss ». Quand ils y sont obligés par la tournure de la conversation, les sujets les plus atteints marquent un long silence, soupirent bruyamment, et lèvent les yeux vers le haut d’un air entendu, façon de dire : « Vous voyez très bien de qui je veux parler… ».
C’est le 17 novembre 1987 que Habib Bourguiba est renversé par Ben Ali, au terme d’un « coup d’État médical » unique dans les annales. Après avoir écrasé les islamistes, le nouveau président se retourne très vite contre la société civile et la classe politique. Les formations d’opposition, à une exception près – le RSP, de l’avocat Néjib Chebbi – se transforment en partis satellites, objectivement alliés à un pouvoir qui ne leur laisse que des miettes pour « exister » (lire encadré page suivante). Aux législatives de 1994, le parti du président, le Rassemblement constitutionnel démocratique (tout un programme…) rafle 97,73 % des suffrages. Le comble du grotesque est atteint aux présidentielles d’octobre 1999. Soucieux de son image, mais prisonnier de ses réflexes unanimistes, le régime décide d’organiser les premières élections « pluralistes » de l’histoire du pays. Deux opposants sont invités à se présenter : Mohamed Belhaj Amor et Moustapha Tlili. Le premier fait une campagne molle et insignifiante. Le second, plus culotté, appelle carrément ses partisans… à voter Ben Ali ! Il est entendu : le président gagne avec 99,44 % des voix. Tlili, indigne rejeton d’un héros du combat syndical, a été grassement récompensé pour son allégeance sans bornes : il a hérité de juteuses directions d’offices publics, celui de l’huile puis celui des aéroports. Opposant officiel est un métier lucratif à condition de ne pas en faire trop. Convaincu de détournements de fonds à grande échelle, Tlili dort maintenant en prison, où il purge une peine de neuf ans.
Un mal nécessaire
Les Tunisiens, démobilisés et dépolitisés, sauf quand s’agit de parler d’Irak ou de Palestine, les dernières causes mobilisatrices dans ce pays qui ne croit plus en aucun idéal, ne paraissent pas très pressés de changer de système. La peur ne suffit pas à tout expliquer. D’ailleurs, elle a un peu diminué ces dernières années, avec le relâchement relatif de la pression policière. L’autre explication à la mode, le culte de la personnalité, totalement ubuesque, et qui empire d’une année à l’autre, ne tient pas plus la route. Les Tunisiens sont passifs, mais ils ne sont pas dupes. Ils ne lisent peut-être plus les journaux, dont le contenu est une véritable insulte faite à l’intelligence du peuple le plus éduqué du monde arabe – avec le peuple libanais -, mais ils n’en pensent pas moins. Simplement, dans leur grande majorité, ils considèrent que ce régime imparfait est un mal nécessaire. La démocratie, pour laquelle ils sont mûrs, ne les intéresse pas. Ils n’en voient pas l’utilité. Après tout, le pays tourne, malgré un chômage qui touche 15 % des actifs. Le PIB a triplé entre 1987 et 2002, et l’élévation du niveau de vie, spectaculaire, a profité à tous, et en premier lieu à la classe moyenne qui constitue, avec les campagnes, l’autre soutien traditionnel du régime. Ben Ali est peut-être un « président Bac moins 3 », il n’est pas un intellectuel, encore moins un visionnaire. Mais c’est un pragmatique, qui a eu la sagesse de ne pas remettre en cause les choix de société faits après l’indépendance : la liberté de la femme, l’éducation et la santé. Et qui a su corriger le tir en matière de pauvreté, partant du principe, vérifié, que celle-ci engendrait naturellement le fondamentalisme. En même temps qu’il lâchait ses policiers contre les militants islamistes, il a engagé une politique vigoureuse de réduction des inégalités, qui a ramené le taux de pauvreté à 4,2 %. Pilotée directement par le palais de Carthage, qui en retire directement les dividendes médiatiques, cette politique paternaliste de transferts sociaux (6 milliards de dinars chaque année) s’articule autour du Fonds de solidarité nationale, le fameux compte 26-26, créé et géré par Ben Ali.
Pendant longtemps, cette politique économique consensuelle a permis au régime d’échapper à toute forme de contestation sociale. Mais les mutations observées ces dernières années, du fait du développement de l’affairisme et de la corruption, font que ce consensus est en train de s’éroder. On ne mesure pas encore toutes les conséquences de ce phénomène lié à la montée en puissance de Leïla Ben Ali, la première dame, et de son clan, le clan des Trabelsi, dirigé par son frère Bellahssen. Mais il a déjà beaucoup plus écorné l’image du président, et, par ricochet, celle du régime, que toutes les accusations de despotisme ou de tortures. Les Tunisiens, ceux des milieux d’affaires comme ceux du petit peuple, acceptent mal la mainmise visible de cette « clique de parvenus affamés » sur les secteurs clés de l’économie. C’est après son apparente victoire sur l’islamisme politique que le système a graduellement changé de nature, restant répressif, un peu moins qu’avant, et devenant de plus en plus prédateur. L’arbitraire et les abus se sont déplacés de la sphère policière vers la sphère économique. Le népotisme qui existait déjà, mais dans des proportions bien moindres, sous Bourguiba, perturbe aujourd’hui franchement la bonne marche des affaires. Et scandalise l’opinion. Le pouvoir a d’abord fermé les yeux quand il n’a pas directement encouragé les Trabelsi et leurs affidés dans leurs condamnables agissements. Car c’était un moyen de s’affranchir de l’establishment des affaires, et de constituer une nouvelle bourgeoisie entièrement dévouée à la personne de Ben Ali. Mais les oligarques made in Tunisia sont devenus tellement puissants qu’ils ont fini par échapper partiellement au contrôle de leur créateur, qui doit maintenant faire avec eux. Surtout qu’ils sont de la famille. En attendant, cette « paix des ménages » a un prix : l’effritement de la légitimité du régime. Même si la population réussit assez bien à faire le distingo entre le président et son entourage corrompu, dans un pouvoir personnalisé à l’extrême, celui qui règne sans partage devient comptable de tout…
(*) Le chiffre 7 est devenu magique dans la « Tunisie de l’Ère nouvelle » : le 7 novembre est férié. Chaque ville ou village de Tunisie a sa place du 7 novembre et son avenue du 7 novembre, les statues de Bourguiba, sauf à Monastir, la ville natale de l’ancien président, ont été remplacées par des horloges du 7 novembre, l’unique chaîne de télévision s’appelle Tunis 7, l’indicatif téléphonique commence par un 7 : il faut composer 71 pour Tunis, 74 pour Sfax, etc.
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