Depuis quelques années, les violences dans les stades s’étendent au cœur de nos villes, semant terreur et désolation. Autopsie d’un phénomène qui cache un profond malaise social.
Dimanche 6 mai. A la veille du 112ème derby qui oppose le WAC au Raja, l’atmosphère est tendue à Casablanca. Les autorités de la ville sont sur le qui-vive, suite aux affrontements violents survenus lors de la rencontre WAC-FAR quelques semaines auparavant, qui ont abouti au décès du jeune Hamza Bakkali. Afin d’éviter de nouvelles violences, un dispositif de sécurité sans précédent a été déployé à l’intérieur et autour du complexe Mohammed V, mobilisant plus de 4000 agents des forces de l’ordre et des véhicules de police munis de caméras pour identifier les fauteurs de troubles. Des checkpoints ont également été mis en place : contrôle strict des spectateurs à l’entrée du complexe Mohammed V, interdiction d’accès aux mineurs non accompagnés… Et le ministre de la Justice, Mustafa Ramid, ainsi que celui de la Jeunesse et des Sports, Mohamed Ouzzine, ont même tenu à assister au match, surveillant de près le bon déroulement de la rencontre.
Ce jour-là, tout s’est bien passé, mais sans doute est-ce aussi parce que le stade était vide : malgré les 42 000 tickets mis en vente par l’équipe du Raja, le nombre de spectateurs présents n’a pas dépassé les 15 000, les supporters wydadis ayant décidé de boycotter le match. Mais ce derby calme ne doit pas faire oublier la montée en puissance de la violence qui accompagne les matchs ces derniers temps.
Gazon maudit
Depuis quelques années, les stades sont devenus de véritables zones de non-droit et les exemples se multiplient. Samedi 4 octobre 2008, à l’occasion du match KACM-WAC, le stade El Harti à Marrakech a été le théâtre de heurts violents entre les supporters des deux équipes, faisant une quarantaine de blessés. Le 2 avril 2011, lors du match qui a opposé le Kawkab à l’Olympique de Safi (OCS) au stade flambant neuf de la ville ocre, le public a saccagé une partie des installations. Résultat, 22 supporters hospitalisés et des centaines de sièges saccagés. “Ces incidents ont prouvé que ce ne sont pas les stades désuets qui sont en cause. Les raisons des violences se trouvent ailleurs”, analyse Moncef Elyazghi, chercheur en politique sportive.
Les problèmes ne cessent de s’accroître, se déplaçant même à l’extérieur des stades, comme lors de la rencontre entre le Wydad et le KAC de Kénitra, le 30 mars dernier. Ce jour-là, plusieurs voitures ont été caillassées par des fauteurs de troubles en embuscade sur les ponts qui surplombent l’autouroute reliant Casablanca à Rabat. Et rien ne semble pouvoir arrêter ces hooligans d’un genre nouveau, qui ne craignent même plus la police. Ce tournant s’est confirmé le 14 avril, lors du match entre le Wydad casablancais et les FAR de Rabat, qui a occasionné 80 blessés parmi les forces de l’ordre. “Après le Printemps arabe, l’Etat a perdu de sa hiba (autorité, ndlr)”, affirme Moncef Elyazghi. Qui sont donc ces fauteurs de trouble qui font régner la terreur dans les stades ? Selon les officiels, les auteurs des violences sont soit des mineurs, soit des criminels cachés au milieu des foules.
Dans l’imaginaire collectif, “le hooligan marocain” est un jeune issu des quartiers pauvres, peu instruit, mal inséré socialement voire petit délinquant, qui voit dans les matchs de football l’occasion rêvée de commettre ses méfaits. En réalité, le phénomène est beaucoup plus complexe que ne le laisse croire cette première lecture. Et il a fait l’objet de peu de recherches. “Nous avons négligé la sociologie et nous le payons maintenant avec notre incapacité à gérer ces tendances socioculturelles qu’on n’a pas vu venir”, souligne un spécialiste.
La fureur de vivre
Abderrahim Rharib est l’un des rares chercheurs marocains à s’être penchés sur la question. Les résultats de l’enquête qu’il a menée auprès d’un échantillon de 600 jeunes à Casablanca révèlent que les “fous furieux” du stade ne sont pas forcément mineurs, illettrés ou pauvres. “Plus de 60 % des interrogés sont issus de la classe moyenne. Parmi eux, on trouve même des étudiants des classes préparatoires et des fils de notables”, note-t-il. Abderrahim Bourkia —un chercheur doctorant qui prépare une thèse sur la violence autour du football— abonde dans le même sens. Selon lui, “les auteurs de ces actes sont des jeunes âgés de 13 à 24 ans, qui évacuent leurs émotions par tous les moyens. Ils veulent sentir qu’ils existent en se faisant remarquer. Ils cherchent à être vus, reconnus et identifiés”. Ils ne viennent plus aux matchs pour apprécier la performance des joueurs, mais pour faire le spectacle. On les voit d’ailleurs souvent tourner le dos à la pelouse en pleine rencontre car le jeu, la tactique ou le résultat ne les intéressent guère.
“Nous ne pouvons pas parler de hooligan marocain car cela renvoie à l’image d’un supporter européen –anglais, italien ou français— qui cherche à assouvir sa soif de violence gratuite. Or, au Maroc, les actes de violence entre supporters répondent à une logique identitaire, mêlée à une dynamique de règlements de comptes ou de vendetta”, observe Abderrahim Bourkia. Les scènes d’horreur qui terrorisent la vie urbaine tous les dimanches nous rappellent le syndrome de la “3assabia” d’Ibn Khaldoun, pour qui une foule solidaire —reposant sur le schéma de “moi, mon frère et mon cousin contre l’ennemi”— peut à tout moment devenir incontrôlable.
Panique sur la ville
Et ce phénomène va jusqu’à rythmer la vie des habitants dans une métropole comme Casablanca. Les alentours du complexe Mohammed V se transforment à l’occasion de chaque rencontre. “Les gens ont pris l’habitude de rentrer leurs voitures au garage ou de garer les autres véhicules très loin du quartier pour éviter la casse”, explique ce concierge d’une résidence située dans une rue attenante au stade. Beaucoup de commerces avoisinants font le choix de fermer les jours de match, sauf quand ils ont les moyens de recruter des agents de sécurité pour les protéger. “Avec une bande de copains qui font le même métier, on travaille pour ces magasins le jour des matchs à haut risque pour 600 DH chacun”, raconte Tawfik, agent de sécurité, qui ne cache pas son inquiétude, malgré un physique qui en dissuaderait plus d’un. “Même si on arrive à faire un cordon de sécurité autour d’un commerce ou d’un café, on n’est pas à l’abri d’un projectile. Dans ce cas il faut surtout garder son calme. Autrement, on est à la merci des hordes de gamins en délire”, nous confie-t-il. Certaines personnes demeurant près du complexe Mohammed V émettent même le souhait de le voir raser au plus vite. Un désir qui ne fait pourtant pas l’unanimité, surtout aux yeux des sociologues. “Construire un stade en dehors de la ville ne fera que déplacer les problèmes dans les quartiers périphériques qui sont déjà au bord de l’explosion”, déclare Abderrahim Rharib.
Dans la tête d’un casseur
Avant de se transformer en casseur du dimanche, le parfait “hooligan” se prépare mentalement pendant toute la semaine, notamment à travers les réseaux sociaux qui tendent à galvaniser les troupes. Par exemple, durant les jours qui ont précédé le match WAC-FAR, les supporters des deux équipes n’ont cessé de se “chauffer”, et les ultras de l’équipe militaire —Ultra ASkary et Black Army— étaient allés jusqu’à annoncer sur le Net leur intention de “marcher sur Casablanca”. Mais les autorités ont négligé ce nouveau mode de communication, qui les a prises au dépourvu. Sans compter que l’usage des psychotropes, qui s’est démocratisé via la déferlante qarqoubi (certaines pilules ne coûtent désormais pas plus de 3,5 dirhams), accentue les violences et engendre de nouvelles formes de criminalité. Les résultats de l’étude menée par Abderrahim Rharib montrent d’ailleurs que 25% des supporters boivent de l’alcool, 23% fument du haschich et 9% prennent des drogues dures. De plus, ces hooligans d’un nouveau genre rivalisent d’ingéniosité pour introduire des armes blanches pendant les matchs, quitte à s’infiltrer discrètement dans les stades la veille de la rencontre pour y cacher des fumigènes et autres objets illicites. Facebook, qarqoubi et armes blanches sont ainsi devenus le cocktail explosif qui accompagne les jours de football.
Sauver les jeunes
Face à cela, l’Etat ne peut plus rester les bras croisés. Pour endiguer ce fléau, la bataille est lancée sur tous les fronts. Interpellé par quatre groupes parlementaires sur ce phénomène, le ministre des Sports a ainsi annoncé la création d’une Commission nationale de prévention et de lutte contre la violence dans les stades. Outre les autorités concernées, on y trouve des sociologues, des psychologues et des représentants d’associations de supporters. Dès la saison prochaine, les stades seront truffés de caméras pour surveiller de près les individus potentiellement dangereux. En parallèle, la machine judicaire s’est activée pour prononcer les premières sanctions contre les fauteurs de troubles. Le Tribunal de première instance de Aïn Sebaâ a condamné, le 24 avril dernier, un groupe de jeunes impliqués dans les évènements de la rencontre meurtrière WAC–FAR du 14 avril, à des peines allant jusqu’à quatre mois de prison ferme. “Plusieurs personnes sont recherchées par les services de police. Au fil des interrogatoires, la liste s’allonge de plus en plus”, souligne un membre des Winners, la section ultra des supporters wydadis.
Mais plusieurs observateurs s’accordent à dire que ces mesures coercitives anti-hooliganisme n’amélioreront probablement pas la situation, car elles se focalisent sur le volet sécuritaire et font l’impasse sur les racines du malaise. “Nous avons affaire à une jeunesse en manque de repères qui s’identifie à des groupes très solidaires, allant de l’extrémisme religieux au soutien à outrance de leurs équipes. Mal encadrés, le risque de les voir récupérés par des gangs n’est pas exclu”, avertit la sociologue Soumia Nouâmane Guessous.
Zoom. Mecs plus ultras Depuis 2005, les groupes de supporters poussent comme des champignons aux 4 coins du royaume, à l’instar des Helala Boys de Kénitra, des Matadors de Tétouan ou des Ultra Ragazzi qui soutiennet l’équipe du Fqih Bensaleh. Si traditionnellement ces supporters vont au stade pour consommer du spectacle, aujourd’hui ce sont eux qui le produisent. Souvent, les équipes disposent même de deux groupes d’ultras, à cause des rivalités entre leaders, à l’instar des FAR et du Raja. Avec la montée des violences, ces groupes sont pointés du doigt. “Même si ces affrontements ont été imputés à des bandes indépendantes des ultras, il n’en demeure pas moins que ces éléments y contribuent. Pour les cas des Helala Boys et des Ultra Askary, il s’agissait d’un règlement de compte parce qu’ils nous ont manqué de respect quand on s’est déplacés chez eux”, nous confie un membre des Winners, les ultras du Wydad, qui a préféré garder l’anonymat. Il ajoute : “Les ultras ont une culture très codifiée, où un groupe peut décréter la mort subite d’un autre groupe et le forcer à changer de nom s’il réussit, par exemple, à voler la banderole qui symbolise son groupe et l’exposer à l’envers lors d’un match”. La paix ne tient donc qu’à un bout de tissu… |
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