Au Caire, les nombreux partisans de Hazem Abou Ismaïl, candidat écarté de la course aux présidentielles, occupent la rue depuis plusieurs jours et se confrontent au pouvoir militaire. Le parti El Nour poursuit sa stratégie de politisation en misant sur Abul Fotouh, grand favori. Le point sur des élections très attendues.
Voilà bientôt un mois que la place Tahrir est salafiste. “Yaskot, yaskot hokm el 3askar !”(Que chute, chute le pouvoir des militaires, ndlr) : on connaît la chanson, mais en lieu et place des jeunes activistes adeptes du costume jean–baskets, la barbe broussailleuse est de rigueur, et le 9amis (tunique au-dessus des chevilles et pantalon) apprécié. Si ces manifestants ont décidé d’installer un sit-in sur cette place désormais symbole de la révolution, c’est pour protester contre l’exclusion, le 17 avril, de leur champion, Hazem Abou Ismaïl, seul candidat salafiste aux présidentielles égyptiennes, dont le premier tour doit se tenir les 23 et 24 mai. Motif : la défunte mère du candidat aurait obtenu en 2007 la nationalité américaine. Or la loi électorale exige d’un présidentiable qu’il soit exclusivement égyptien, ainsi que ses parents.
Au sein du salafisme, les Abou-ismaïlistes forment un courant à part, de véritables activistes qui occupent le terrain et ne se reconnaissent pas nécessairement dans le principal parti salafiste, El Nour, créé au lendemain de la révolution. Le prédicateur télé, avocat de formation et ancien Frère Musulman, n’y est pas lui-même rattaché. Mais par son charisme, il a réussi à fédérer autour de sa personne et à faire émerger un phénomène nouveau que le chercheur Stéphane Lacroix, spécialiste de la question, qualifie de “salafisme révolutionnaire”.
Abou Ismaïl, “chouchou” de la rue
Beaucoup plus virulent contre l’armée que les partis islamistes institutionnels, Abou Ismaïl apparaît comme le produit de la rue. “Il est relativement populaire à Tahrir et respecté, y compris chez des gens qui ne partagent pas ses idées salafistes. Son image est celle de quelqu’un sans compromis”, explique Lacroix. Sur la place, les supporters scandent son prénom, comme celui d’une rock-star. Ils peinent à accepter sa mise à l’écart et en contestent le bien-fondé. “Ce n’est pas vrai que sa mère a eu la nationalité américaine, par contre il faut reformer cette Commission électorale avec des personnes nouvelles, pas des partisans de Moubarak”, s’enflamme Bassam, enseignant et membre du comité de soutien d’Abou Ismaïl. Le jeune homme dit sa méfiance envers le gouvernement et les militaires, mais son visage s’épanouit au nom de Hazem. La scène menace de dégénérer quand un passant s’invite dans la conversation et donne raison à la Commission.
Conscients que leurs revendications se perdent dans la poursuite du processus électoral, les pro-Abou Ismaïl ont initié un sit-in devant le ministère de la Défense qui a dégénéré en affrontements, dans la nuit du 28 au 29 avril, entre manifestants et assaillants civils désignés comme baltagias. Le bilan provisoire compte des dizaines de blessés et peut-être un ou plusieurs morts selon des sources contradictoires.
Cette logique d’affrontement avec le Conseil suprême des forces armées (CSFA) se situe aux antipodes de la ligne du parti qui prône la négociation avec les institutions. Le porte-parole du parti El Nour, Nader Bakkar, tient à garder ses distances avec l’ancien candidat dont il déplore la personnification à outrance. À certains égards, la candidature écartée de Hazem Abou Ismaïl a sorti El Nour d’une position qui pouvait l’embarrasser. “Il aurait pu être élu avec leurs voix et le parti aurait été comptable de la politique menée par un président salafiste, sans pour autant pouvoir l’infléchir”, explique Stéphane Lacroix.
Abou Ismaïl hors-jeu, le doute planait sur le devenir des nombreuses voix salafistes. Le parti El Nour, qui a réuni 22,5% des suffrages aux élections législatives de novembre, a décidé de soutenir le candidat indépendant, Abdel Moneim Abul Fotouh. Ancien haut dirigeant des Frères Musulmans jusqu’en 2011, il est devenu la bête noire de la confrérie du fait de sa dissidence. Cette personnalité populaire propose aujourd’hui une synthèse des sensibilités islamistes et libérales autour de la révolution. En le choisissant, El Nour marque ainsi clairement son entrée dans le jeu politique, au risque de devoir assumer des divisions au sein des rangs salafistes, et au-delà dans la famille politique des islamistes.
Nader Bakkar explique cette décision par un souci de soutenir un candidat qui réponde à deux critères : “La capacité à créer un consensus national auprès d’une majorité d’Egyptiens, notamment les révolutionnaires, et des exigences minimales du point de vue de l’islamisme.” Il enfonce le clou en ajoutant : “Abul Fotouh a été choisi parce qu’il est le candidat le mieux adapté à la situation actuelle, non pas parce que nous le trouvons meilleur que d’autres. Cette logique permet au parti de rompre avec la dichotomie entre islamistes et libéraux qui a cours en Egypte.”
Calculs et compromis
Un pragmatisme que confirme l’analyse de Stéphane Lacroix : “Le salafisme institutionnel est aujourd’hui dans une logique de compromis, il cherche à peser. La décision de soutenir Abul Fotouh est basée sur un calcul simple, qui est de ne pas se mettre dans un camp qui est sûr de perdre. Sur les trois candidats islamistes, il est le plus prometteur”. Quitte à se placer en porte-à-faux avec les Frères Musulmans en choisissant de ne pas soutenir le candidat de leur parti. “Au-delà de la volonté de trouver un candidat commun, il faut maintenant compter avec les calculs de la compétition politique. Par ailleurs, les partis ne sont pas nécessairement dans des stratégies à long terme, mais plutôt dans la tactique au jour le jour et la réaction aux évènements”, précise Lacroix. Reste à savoir si les bases salafistes se rallieront aux consignes données par le parti.
Cette entrée fracassante des salafistes dans le jeu politique égyptien peut-elle se traduire par un conservatisme renforcé de la société égyptienne en cas de victoire du candidat soutenu ? Stéphane Lacroix est mesuré : “Un programme centré uniquement sur l’islamisation reste une option en cas d’échec politique par ailleurs. Mais le vote salafiste, c’est juste quelques pour-cent de salafistes religieux véritables, le reste est composé de gens, certes conservateurs, mais qui attendent en priorité une prospérité économique. Les salafistes bénéficient de l’image d’acteurs neufs, porteurs d’une forme de virginité politique. La base projette sur le salafisme un certain nombre d’attentes sans qu’elles impliquent nécessairement l’adoption de tout l’appareil idéologique”, conclut-il. A suivre…
Présidentielles. Des élections à rebondissements Mohammed Morsi est quasi inconnu des Egyptiens. C’est pourtant lui qui, dans ces présidentielles, représentera les Frères Musulmans, grands vainqueurs des élections législatives avec 44,6 % des voix. Il fait un peu figure de candidat de secours, entré en lice in extremis après l’élimination de Kheirat El Shater, charismatique et richissime membre de la plus haute autorité de la confrérie. Pour Stéphane Lacroix, l’affaire est entendue, “les Frères, malgré leurs moyens, n’ont pas la capacité de faire en trois semaines de Mohammed Morsi un candidat sérieux”. Les Frères hors course des présidentielles : paradoxe ? L’exclusion de trois candidats clefs par une commission composée de juges nommés sous Moubarak a complètement bouleversé la donne et ramené, de fait, l’élection égyptienne à un jeu binaire. Amr Moussa, ancien ministre des Affaires étrangères au long cours sous Moubarak, ex-Secrétaire général de la Ligue Arabe, apparaît compatible avec l’armée et plutôt libéral. Il peut rallier les partisans de l’ancien régime, les anti-islamistes et compter sur la faveur internationale. Le second, Abdel Moneim Abul Fotouh, est dans une logique critique et plus conflictuelle avec l’armée. Il peut séduire des révolutionnaires et surtout rallier le vote islamiste en dépit des consignes données par la confrérie de s’en tenir au candidat officiel. Dans un club cairote fréquenté par des révolutionnaires et des libéraux, Hala, une guide touristique que la vague verte fait trembler, se lamente : “Mes amis activistes vont voter pour Abul Fotouh, un islamiste ! Tout ça pour ne pas soutenir un type de l’ancien régime !” Une présidentielle qui se présente comme un jeu d’échecs où de nombreux pions auraient disparu avant le début de la partie. Deux rois de compromis. Un mal pour un bien ? Certains se demandent si l’armée n’est pas celle qui a su protéger, sinon son roi, du moins son gâteau. |
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