Al Jazeera a renversé à elle seule ou presque Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, et la liste n’est sans doute pas close.
En rigolant, on peut dire que la télévision est d’abord un somnifère qui a été créé pour empêcher les couples de s’entretuer. Ce n’est pas tout à fait faux. Plus sérieusement, on sait, au moins depuis Al Jazeera, que la télévision peut changer le monde arabe. Je ne vois pas comment je pourrais prétendre le contraire, moi qui me trouve en ce moment au Qatar, petit pays devenu grand par la force de l’image, et qui vient de souffler la 15ème bougie d’Al Jazeera. Le Qatar est loin d’être un modèle de démocratie et la liberté y vaut ce qu’elle peut valoir dans un pays arabe qui ploie sous le joug de la religion et de la tradition : pas grand-chose. C’est pourtant ce pays-là qui a compris, avant tous ses voisins trop riches pour réfléchir, que l’avenir c’est l’image, et que celui qui contrôle l’image peut toujours espérer s’en sortir en contrôlant les autres. Et aujourd’hui le Qatar, micro-émirat qu’un avion peut survoler en moins d’une heure, exerce une influence sans pareil sur le monde arabe, plus forte que les réseaux sociaux réunis, et plus efficace que les stratégies politico-militaires fomentées à partir de l’Europe ou des Etats-Unis. En combinant la force des mots et le poids des images, Al Jazeera a renversé à elle seule ou presque Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, et la liste n’est sans doute pas close. Et puis, grâce à cette arme fatale, le Qatar se comporte aujourd’hui comme un très grand pays arabe. Alors qu’il est l’un des plus petits !
Ici, à Doha, on dit que plus aucune révolution arabe n’est envisageable sans le concours d’Al Jazeera. C’est à peine exagéré. Tenez : prenez deux royaumes réputés « stables » comme la Jordanie et le Maroc. Il suffit que la chaîne qatarie harcèle ces deux-là en diffusant en boucle les images de la contestation publique (parce qu’elle existe, et même fortement, ne l’oublions pas) et en multipliant les commentaires enflammés pour que les trônes hachémite et alaouite se mettent brusquement à tanguer. Ce n’est pas tout à fait exclu. Doha et les autres capitales arabes le savent.
Si nous étions dans un match de football, je dirais qu’Al Jazeera, et donc le Qatar, sont cet arbitre qui peut vous siffler un pénalty inexistant ou vous exclure votre meilleur joueur pour vous faire perdre un match. Ou vous le faire gagner en fermant les yeux systématiquement sur vos fautes et vos sorties de route.
Au moment où le Printemps arabe est en train de se transformer en printemps islamiste, l’influence du couple Qatar – Al Jazeera prend des accents quasi tragiques. Cette situation et ce gros déséquilibre iront en s’accentuant. La rue arabe est en passe de se radicaliser et les électeurs arabes sont tous, plus ou moins, tentés d’“essayer” la solution islamiste. Telle est notre actualité. Et où est-ce qu’on peut trouver écho à ce débat de fond, qui nous intéresse au plus haut point ? Eh bien sur Al Jazeera et nulle autre. Pendant ce temps, la télévision marocaine continue son ronronnement, imitant la propagande officielle qui se contente d’inciter les gens à voter sans se donner la peine de leur expliquer la nature des enjeux et des questions en jeu. L’islam politique est-il soluble dans la démocratie ? Est-il une “solution” conjoncturelle, un remède parmi d’autres, ou répond-il à quelque chose de plus profond et de plus durable ? Les partis islamistes sont-ils tous les mêmes ou peut-il y avoir, comme dans un jeu politique classique, des islamistes de gauche et des islamistes de droite ? Pour répondre à toutes ces questions, il est inutile de regarder la télévision marocaine, puisque le Qatar et Al Jazeera s’en chargeront…
(PS : Le journal satirique Charlie Hebdo a été victime, en milieu de semaine, d’un attentat criminel qui a détruit son local. La Une du journal était rebaptisée Charia Hebdo (allusion à l’arrivée des islamistes au pouvoir dans le monde arabe), avec une caricature du prophète pleine page. Nous apportons notre soutien sans réserve à notre confrère et condamnons cet acte barbare qui n’aura pas raison de notre vraie cause sacrée : la liberté d’expression).