L’été dernier, Zakaria Boualem a eu la grande chance de se trouver invité par son ami Brahim à passer quelques jours dans sa ville natale de Tafraout. Précisons pour commencer que cette région, en juillet, dispose d’un climat digne d’un four à acier prussien tournant à plein régime. Il y fait tellement chaud que même les thermomètres ont un peu honte d’afficher leurs chiffres. Zakaria Boualem débarque donc à Tafraout et se retrouve chez l’oncle de Brahim, que nous appellerons sans surprise L’Haj dans la suite du récit, l’heure n’est pas aux efforts inutiles. L’Haj habite une vaste demeure sur trois niveaux, simple et confortable, dont l’intégralité des efforts décoratifs se concentre sur le mur du hall d’entrée : un poster de La Mecque et un autre du Raja 1996. Vêtu de la traditionnelle fou9ia et de la taguia correspondante, l’Haj est très peu bling-bling d’apparence. Avec ses deux frères, il est pourtant à la tête d’un véritable empire commercial fait d’épiceries, de superettes, de commerces en tout genre : il vend du ciment, du carrelage, des journaux, des médicaments, et tout ce qui s’avale ou se mange. C’est bien simple : on peut vivre une vie entière en s’approvisionnant uniquement dans les commerces qui lui appartiennent. La nuit tombée, Zakaria Boualem a entamé une discussion avec cet homme étonnant. Il lui a tout raconté. Comment il avait débuté sa carrière en livrant sur son dos des bouteilles de gaz dans des immeubles sans ascenseur, comment il avait traversé des moments difficiles en vendant de la menthe sur des portions de trottoir judicieusement choisies, comment il avait géré sa première épicerie. Il lui a décrit la solidarité familiale, comment se prenaient les décisions ensemble, comment les frères avaient construit une maison dans leur ville natale pour que chacun puisse se reposer pendant une année pendant que les autres faisaient tourner le business. Il lui a expliqué la hiérarchie du clan, comment il fallait se montrer capable de gérer un commerce avant de se voir confier un commerce plus grand, comment ils avaient envahi l’Europe en commençant par la France sous le patronyme terriblement ironique de “l’Arabe du coin”. Il lui a décrit un monde, une économie traditionnelle méconnue. La discussion a duré plusieurs heures, Zakaria Boualem est sonné, il en a même oublié la chaleur absurde. Il est désormais formel : il faut créer une Sup de Co Tafraout. C’est même une urgence. Une réussite aussi éclatante devrait être célébrée, décortiquée, enseignée. Mais chez nous, la compétence est rarement mise en valeur. Les gamins des beaux quartiers qui viennent s’approvisionner chez L’Haj aiment bien se moquer de son accent, de son look et de son éternel stylo sur l’oreille. Ils prendront des crédits sur vingt ans pour acheter un appartement exigu et bruyant pendant que L’Haj promènera sa fou9ia dans ses paisibles jardins payés avec leur argent. Pendant qu’ils appliqueront leur technique de marketing au marché marocain, qu’ils nous pondront de pénibles rimes sur fond de chaâbi synthétique à l’heure du ftour pour nous convaincre d’acheter leur lessive, L’Haj continuera à étendre son empire en silence. C’est comme ça chez nous, on ne demande jamais à ceux qui font bien leur travail d’expliquer comment ils le font. Il faut même qu’ils s’estiment heureux s’ils ne sont pas combattus. Chaque génération doit commencer à zéro. C’est pour cette raison que L’Haj cultive la discrétion, il sait qu’ils sont rares dans notre pays à se réjouir du succès de leur prochain… Avant de le quitter, Zakaria Boualem pose une dernière question au discret millionnaire : “Au fait, que pensez-vous de l’introduction du berbère dans la Constitution”. L’Haj sourit et répond malicieusement : “ça ne me regarde pas, je ne fais pas de politique…”