Benkirane sans majorité: que faire ?

Par La Rédaction

Le professeur de droit constitutionnel et politologue Mustapha Sehimi a réagi à l'article « Gouvernement - les prémices d’une crise politique », publié dans le numéro 740 de TelQuel.

L’ancien ministre de la Communication, pour commencer, observe bien que le Roi garde et exerce une fonction d’arbitrage, un statut que peut le conduire à assumer un recours. Mais alors à l’initiative de qui ? Du Chef du gouvernement actuellement désigné, Abdelilah Benkirane, tirant les conclusions de son échec et décidant alors de confier au Souverain le soin de décider ? Des autres chefs de partis ?

Une initiative difficilement recevable du côté du méchouar parce qu’elle signifierait que les demandeurs attirent l’attention du Roi sur la nécessité d’exercer une mission qui lui appartient en propre, par son caractère personnel et exclusif. Nul doute, connaissant la conception ombrageuse qu’a SM Mohammed VI de ses attributions, qu’une telle initiative serait fraîchement accueillie …

Mais quelle solution pourrait alors, le cas échéant, être retenue par le Roi ? Khalid Naciri évoque au passage l’impossibilité à laquelle se heurterait le Souverain à s’arrêter à une solution « non conforme à la Constitution ». De quoi pourrait-il donc s’agir ?

La Constitution (art.47, al.1) ne prévoit, rappelons-le, qu’une seule procédure formelle relative à la désignation d’un Chef du gouvernement : celle de la nomination « au sein » du parti arrivé en tête aux élections des membres de la Chambre des représentants-ce qui fut fait le 10 octobre dernier avec Abdelilah Benkirane. Où peut-on chercher, aujourd’hui, une nouvelle nomination d’un Chef du gouvernement qui « paraîtrait non conforme à la Constitution » qu’exclut d’ailleurs Khalid Naciri.

Cette option existe pourtant et elle doit être précisée, elle a en effet un fondement constitutionnel dans les dispositions de l’article 42 (al.1) de la loi suprême du 29 juillet 2011 lesquelles disposent que le « le Roi … garant … de la continuité de l’État … veille .., au bon fonctionnement dos institutions constitutionnelles ». À ce titre, et en cas d’échec de Benkirane, il est tenu de « faire le job », si l’on ose dire, et d’assumer le cahier de charges qui lui est ainsi assigné par la Constitution. Quelle serait en effet la situation si dans les semaines à venir, Benkirane remettait son tablier ? Depuis plus de six semaines, le gouvernement sortant ne fait qu’expédier les affaires courantes. Le 6 octobre, le projet de loi de finances pour 2017 a été déposé devant le Parlement sans qu’il soit possible d’envisager le moindre début de son examen. Une carence institutionnelle liée aussi au fait que la nouvelle Chambre des représentants, élue le 7 octobre, ne s’est pas encore réunie faute d’avoir élu son président. Pourquoi ? Parce que le titulaire du « perchoir » de cette Chambre basse est un élément de négociation dans l’optique d’une formation d’une majorité. Tel n’a pas été d’ailleurs le cas dans la précédente législature (2011—2016) puisque le président de cette même Chambre, Karim Ghellab, a été élu le 19 décembre 2011 alors que le cabinet Benkirane, lui, n’a été nommé que deux semaines plus tard, le 3 janvier 2012. Mais en l’espèce, n’était-ce pas parce que se préfigurait déjà une majorité (PJD, PI, MP, PPS) ?

Le Roi est donc armé pour faire face à une telle situation et à la transcender en se fondant cette fois sur l’esprit de la loi suprême. Afin de remettre en marche des institutions aujourd’hui en panne – ou en mode mineur si l’on préfère- le Roi dispose de deux moyens. L’un est formellement constitutionnel : celui de la dissolution de la Chambre des représentants élue le 7 octobre dernier (art.96) et de la convocation du corps électoral pour un nouveau scrutin. À noter ici que Benkirane n’a pas cette faculté : ayant achevé son mandat de Chef du gouvernement désigné, il redevient Chef par hypothèse d’un cabinet sortant cantonné à l’expédition des affaires courantes.

Le Souverain pourrait alors nommer un autre Chef du gouvernement désigné susceptible de former une majorité. Cette option n’est pas irréaliste : après tout, un Aziz Akhannouch pourrait réunir les voix du PAM (102), du RNI (37), du MP (27), de l’USFP (20) et de l’UC (19), soit un total de 205 sièges, au-dessus de la majorité absolue de 198 requise à la Chambre des représentants. Politiquement, un débat de fond suivra certainement du côté du PJD et de ses deux alliés, le PI et le PPS, rejetés alors, à leurs corps défendant, dans l’opposition. Mais y aurait-il une autre solution pour réactiver la machine institutionnelle ainsi que l’État ?

Quant à Nadia Bernoussi, ses propositions de sortie de crise ne me paraissent guère plus acceptables. Elle avance ainsi trois lectures possibles de la Constitution. La première a trait à un échec de Benkirane donc, et à la possibilité pour le Roi de « désigner quelqu’un d’autre au sein du PJD, plus à même de former une coalition ». D’où tire-t-elle de manière hasardeuse cette conclusion : «  On respecterait ainsi la lettre de la Constitution ». L‘article 47 (al.1) ne prévoit point une telle procédure ; il ne règle qu’une seule option : celle d’une nomination au sein du parti classé en tête. La lettre de la loi suprême, c’est cela et pas autre chose ! Mais si l’on se rabat sur l’esprit, il est vrai que rien n’interdit de faire un « second choix » au sein du PJD – une hypothèse totalement virtuelle … compte tenu de son irrecevabilité par cette formation islamiste. Deuxième lecture : celle d’un gouvernement de minorité, tel celui du cabinet espagnol de Mariano Rajoy aujourd’hui. Sur le papier, cette formule est envisageable mais Benkirane ne l’acceptera pas – il l’a réitéré parce qu’il mesure sa précarité.

Enfin, cette dernière approche qu’elle qualifie de « présidentialiste », le Roi nommant un responsable d’un autre parti pouvant disposer d’une majorité. Cette qualification paraît inadéquate. Elle reprend la notion de présidentialisme développée notamment par le professeur Jean Gicquel (Paris I). Celle-ci, est définie comme le « régime qui concentre les pouvoirs entre les mains du chef de l’État en raison de son mode d’élection au suffrage universel et de la disposition une majorité parlementaire ». Un format bien éloigné du nôtre.

Le Roi est-il élu au Maroc ? Y-a-t-il une majorité royale au sein du Parlement comme il existe une majorité présidentielle dans un régime présidentialiste ? Au reste, cette dénomination même est contestée par de nombreux auteurs de la doctrine. Elle accole en effet un élément constitutionnel, stable, le président, avec un autre élément politique et variable : celui d’une majorité parlementaire.

Mais il y a plus. Une nette distinction doit être faite, me semble-t-il, entre deux niveaux d’analyse. Le premier est celui d’une bonne interprétation de la Constitution : ce que précise son texte, ce que peut induire son esprit dans le souci du principe de l’effet utile-en l’occurrence assurer le bon fonctionnement des institutions. Quant au second, il regarde des scénarios de type politique, les uns pouvant être fondés sur des pistes stratégistes ouvertes éventuellement par la loi suprême mais d’autres éligibles à des objectifs surtout partisans.

Un constitutionnaliste ne doit-il pas être sourcilleux pour éviter le mélange de genres et s’employer à ne pas ajouter de la confusion … à l’impasse actuelle de la présente conjoncture postélectorale.