À contre-courant. Le choix de la médiocrité économique

Par Omar Saghi

A 3% dans ses meilleures années, le taux de croissance marocain peine à confirmer l’hypothétique statut de pays émergent. La Banque Mondiale a récemment pointé un ensemble d’éléments à réformer pour atteindre un sentier de croissance digne d’une émergence véritable (7 % par exemple). Indépendance de la justice, lutte contre la petite corruption, réforme fiscale, réallocation optimale des ressources, plus grande ouverture commerciale, flexibilisation monétaire… la liste est longue.
Mais la médiocrité du taux de croissance marocain autorise aussi une approche politique. Face à ce qui semble être une lenteur structurelle du pays, on ne peut que s’interroger sur le choix inconscient de la médiocrité économique.

Pourquoi un pays ferait-il le choix d’une croissance lente, d’une émergence sur deux générations plutôt que sur deux décennies ? La réponse se trouve en partie chez les pays qui ont fait le choix de l’émergence rapide. Prenons les cas de la Turquie et la Thaïlande, qui partagent certains traits avec le Maroc. Avec des taux de croissance frôlant les deux chiffres sur plusieurs années, les deux pays ont connu un envol économique identifié comme pleinement “émergent”, loin du poussif 3 % national. Mais à quel prix ? Hyperinflation, éclatement périodique de bulles immobilières ou financières, déstabilisation politique régulière, résolue par des coups d’État militaires tous les dix ans, les deux pays sont étonnamment proches quant à la gouvernance de leur croissance.
Pour une nation, l’émergence est une accélération. Le véhicule doit être capable de subir des tonneaux, freiner sec et redémarrer, prendre des coups et en donner. La Turquie a prouvé sa capacité à vivre ces épreuves : des inflations flirtant avec les 1000 %, un coup d’État par décennie, des affrontements armés entre gauchistes et extrême droite faisant des dizaines de morts… avec, au final, les 7 ou 8 % de croissance annuelle en moyenne. Voilà ce que la Banque Mondiale ne dit jamais sur l’émergence. Et pour cause, son approche, purement économique, néglige le coût politique et institutionnel de l’émergence.

Le Maroc a fait le choix d’une croissance lente. Qui ? Le Palais, le gouvernement, le peuple ? Aucune de ces entités, toutes ensemble, un alliage constituant ce qu’on appellerait, faute de mieux, l’âme collective des Marocains ? Cette vitesse de gestionnaire prudent, ce placement de père de famille, font du Maroc cette tortue de l’émergence, marchant ferme dans la bonne direction, mais d’une lenteur… Lors du règne de Hassan II, le pays a volontairement bloqué un certain nombre de processus de développement : l’alphabétisation et l’urbanisation, restées à des niveaux très faibles jusqu’à récemment. Le déblocage de ces deux processus dans les années 2000 n’a pas fait éclater le système politique. Longtemps monarchie de l’illettrisme rural, le Maroc est en passe de devenir un royaume d’urbains alphabétisés. La même mutation est possible dans l’économie : passer de la croissance lente et prudente à la croissance accélérée. Suivre les préceptes de la Banque Mondiale ne suffirait pas. C’est de décision politique qu’il s’agit, pour résoudre une difficile équation. Comment afficher des taux de croissance asiatiques, sans ce reste qu’on ne mentionne jamais : les juntes militaires thaïes, l’inflation indonésienne, les bulles immobilières et spéculatives malaises, le recours turc à l’État profond…