Quand le paquebot conduisant Nasser au Maroc est dérouté...

Par La Rédaction

Des histoires qui ne sont pas l’Histoire mais jettent sur elle une petite lumière éclairante. Elles ont été vécues ou recueillies à bonne source, de la bouche du cheval comme on dit. Elles formeront une chronique régulière intitulée par antiphrase « Trous de mémoire ». Un autre label aurait aussi bien pu faire l’affaire. Comme « Trous de serrure » suggérant le regard qui s’y glisse en quête de vérité, loin des idées reçues et des croyances établies.

En 1962 commence une confrontation ouverte entre Hassan II et la gauche représentée par l’UNFP (Union nationale des forces populaires, issue d’une scission de l’Istiqlal) sur la question des institutions. La gauche réclame l’élection d’une constituante et le roi décide d’octroyer une constitution rédigée par ses soins et adoptée par référendum (80 % des suffrages) en décembre 1962. Dans la foulée, on procède aux élections législatives. Coup de théâtre et coup de maître à la fois: la gauche, qui a boycotté le référendum, participe aux élections parlementaires (mai 1963) et rafle les sièges dans les centres urbains (le fameux « Maroc utile »). Pour l’emporter, le roi n’avait pourtant rien négligé. Il a diligenté un parti politique, le FDIC (Front de défense des institutions constitutionnelles), dirigé par son plus proche collaborateur, Ahmed Réda Guédira, par ailleurs ministre de l’Intérieur. Il chasse sur le terrain de ses adversaires en invitant, discrètement, le très populaire Gamal Abdennasser, réputé proche de la gauche (le nom du parti, UNFP, a été emprunté à la formation du raïs égyptien). Ce joli coup n’échappe pas à Abderrahmane Youssoufi qui se jure de l’empêcher. Il se précipite à Alger auprès de son ami Ahmed Ben Bella, premier président de la République démocratique et populaire. Il lui dit en substance: « Comme tu le sais, nous sommes en pleine bagarre avec Hassan II et c’est le moment que choisit ton ami Nasser pour venir au Maroc prêter main forte à nos adversaires. Tu devrais expliquer la situation à ton ami et lui conseiller de surseoir à sa visite ». Ben Bella acquiesce et téléphone au président égyptien, lequel comprend les réserves de l’opposition marocaine et du président algérien. « Malheureusement, ajoute-t-il, je suis déjà en mer, en route vers le Maroc ». « Qu’à cela ne tienne, intervient Youssoufi. Qu’il déroute son paquebot et mette le cap sur…l’Algérie ». Finalement, Nasser rebrousse chemin et viendra plus tard au pays de Ben Bella. Partie gagnée pour la gauche marocaine, il n’a pas mis les pieds chez Hassan II.

Ce curieux micmac, on s’en doute, n’a pas échappé au roi. Aux élections de mai 1963, Abderrahmane Youssoufi est candidat chez lui à Tanger. Il devait être élu haut la main. A 4 heures du matin, les résultats tombent. Il est élu. Il peut s’endormir tranquille. A 8h il se réveille, il n’est plus élu. Il sait parfaitement qu’il a payé l’opération Nasser. Il ne se présentera plus jamais à aucune élection au Maroc.

Un dernier détail: lorsque, dans les années 1970, le royaume fait face à l’affaire du Sahara dans des conditions diplomatiques malaisées, on dit à Hassan II de solliciter le concours de certaines personnalités de gauche qui jouissent de respect et de considération dans le monde. Le nom de Abderrahmane Youssoufi est cité. Réaction immédiate du roi: » Non, le courant ne passe pas avec lui ! »

Par Hamid Barrada