François Truffaut disait : « Tout le monde a deux métiers : le sien et critique de cinéma ». Cette formule du réalisateur français est également valable sous nos cieux. Dans chaque Marocain sommeille un spécialiste du Septième art, un sélectionneur national, un expert en géopolitique, un professionnel des médias et un imam. Ainsi donc, il aura suffi de quatre courts extraits de Much Loved, le nouveau film de Nabil Ayouch, pour que les réseaux sociaux pullulent d’analyses et de jugements sur la qualité du film, alors que personne ne l’a encore vu. C’est aussi absurde et étonnant que de critiquer un livre sur la base de son titre ou de sa couverture, évaluer une chanson en écoutant sa première note ou incendier une pièce de théâtre car son affiche ne nous convient pas.
Néanmoins, le débat que suscitent les extraits de ce film nous renseigne sur de mauvais réflexes et des idées préconçues, malheureusement bien installés chez nos concitoyens quand il s’agit de parler de culture ou d’art. On entend et lit souvent au Maroc qu’une création artistique, que ce soit un livre, un film ou une chanson, doit avoir une mission, un message, une fonction sociale. On demande aussi à l’artiste de proposer des solutions aux problèmes du pays, de se conformer aux normes de la société, et de donner une image positive du Maroc à l’étranger, comme s’il était fonctionnaire à l’Office du tourisme. Selon cette logique, l’artiste doit sacrifier sa subjectivité et son propre imaginaire sur l’autel des valeurs et de l’identité. Une vision moraliste nourrie par des décennies de propagande, distillée successivement par la gauche et le mouvement islamiste. Pour la gauche, l’art doit refléter la réalité du peuple, exprimer ses souffrances et ses soucis et délivrer un message de résistance et de changement. Un film ou un livre n’est plus alors une création libre, mais un tract politique, où la beauté et l’esthétique n’ont aucune place, ou alors secondaire. Tandis que pour les islamistes, une œuvre d’art doit être pieuse, morale et « propre ». Une scène de nudité, un gros mot ou un blasphème sont jugés comme une provocation et un acte dépravé qui disqualifient leur auteur. Ces deux visions ont réussi à se loger profondément dans le subconscient de la majorité des Marocains et on les retrouve beaucoup, hélas, dans le discours courant et les échanges sur le cinéma. Dans un pays où l’éducation artistique est absente, où le goût des gens est travaillé par des vagues de laideur et de médiocrité et où les salles de cinéma disparaissent progressivement, il ne faut pas s’attendre à autre chose qu’à ce type de discours.
Or, l’art n’a pour mission et quête que la beauté, le divertissement, l’expression des sentiments de l’auteur et son talent. L’artiste n’est pas un maître d’école ou un moraliste qui montre aux autres le droit chemin ou leur fournit des solutions à leurs problèmes. Il est peintre de l’âme et de la société et non pas leur médecin ou guérisseur. La seule exigence d’un réalisateur ou un romancier est esthétique et créatrice et non pas morale ou politique. Car que devient la culture sans la perversité de Sade, l’érotisme des Mille et une nuits, la radicalité provocante de Pasolini, l’imaginaire sexuel torturé de Dali, les mots crus de Mohamed Choukri, ainsi que toutes les œuvres dérangeantes et subversives qui ont jalonné l’histoire de la création artistique ? Oscar Wilde affirmait qu’ « il n’existe pas un livre moral ou immoral, mais un livre bien écrit ou mal écrit ». C’est la seule règle qui vaut pour juger une œuvre. Et c’est tout.