Sahara. Le bal des lobbyistes

Outre les hommes du Palais et nos ambassadeurs attitrés, le Maroc compte aussi sur des hauts commis et des personnalités américaines pour défendre la cause nationale sur la colline du Capitole. Qui sont-ils ? Que font-ils exactement ?

Dans un pays qui passe pour être le sheriff du monde, l’influence s’avère un business juteux. Les cabinets de lobbying ont ainsi pignon sur rue à Washington D.C. Et c’est K-Street, avec ses buildings luxueux et ses clubs huppés, qui concentre la majorité de ces sociétés de conseil, dont l’activité principale est d’influer sur les membres du Congress et du Sénat. Les lobbyistes peuvent même travailler pour des gouvernements étrangers. Mais c’est une profession réglementée et transparente : ce type d’activité doit être déclaré auprès du département de la Justice, auquel ils doivent signaler tout contrat et rendre publics les rapports détaillés sur leurs activités, selon le Foreign Agent Registration Act (FARA). Un pays comme le Maroc, acculé à défendre sa souveraineté sur le Sahara, est un bon client pour les loups de K-Street. Sur la dernière décennie, il a travaillé avec une dizaine de cabinets américains, selon les dossiers du FARA.

Edward Gabriel

Notre ami l’ambassadeur

Après quatre ans passés en poste à Rabat, l’ambassadeur Edward M. Gabriel a créé, quelques mois après son retour aux Etats-Unis, The Gabriel Company LLC. Avec cette société, le royaume, via son ambassadeur de l’époque à Washington, Aziz Mekouar, a signé un contrat de représentation en octobre 2002. Un an plus tard, il est à l’origine de la création du Moroccan American Policy Center (MAPC). La structure devient très vite la tête de pont de la diplomatie parallèle du royaume aux Etats-Unis. Le MAPC est officiellement enregistré au département de la Justice comme agent travaillant pour le Maroc. Selon les documents officiels, Rabat a alloué au MAPC, depuis sa création en 2004, un budget de près de 16 millions de dollars. Une manne qui a été dépensée pour d’autres cabinets de lobbying qui font pression en faveur du Maroc. Le MAPC contribue souvent directement aux campagnes électorales de sénateurs, de congressmen, voire de présidents. L’ambassadeur Gabriel est d’ailleurs connu à Washington pour être redoutable quand il s’agit de lever des fonds pour les démocrates. Il aurait même joué un rôle actif dans la campagne présidentielle de Barack Obama. Mais son principal atout demeure au sein du Capitole, qui a souvent permis au royaume de réaliser quelques victoires diplomatiques.

Fatima-Zohra Kurtz

Double casquette

C’est la plus proche collaboratrice de l’ambassadeur Edward Gabriel quant aux questions marocaines. Elle est vice-présidente de sa compagnie mais aussi du Moroccan American Policy Center (MAPC). C’est à ce titre qu’elle a apposé sa signature sur différents accords passés entre cette structure et les différents cabinets de lobbying en contrat avec le Maroc. Pièce maîtresse dans notre dispositif américain, il lui arrive d’accompagner les délégations de journalistes anglophones qui se déplacent au Sahara. Pour ce genre de mission, elle préfère se présenter en tant que conseillère au sein du ministère de la Communication. En février dernier, elle a servi de guide de luxe à six femmes journalistes invitées par la Fondation internationale des femmes œuvrant dans les médias (IWMF), pour un périple dans les provinces du sud. La journaliste du très influent Foreign Policy, qui faisait partie de la délégation, a même fait de Fatima-Zohra le fil rouge de sa story. Normal, la journaliste américaine n’a pas compris comment une résidente américaine pratiquait des activités assimilables à des actions de lobbying sans le déclarer…

Anthony John Moffett

Du libre-échange au Sahara

Cet ancien congressman a d’abord travaillé pour le Maroc durant les négociations de l’accord de libre-échange. Mais c’est en 2007 qu’il s’inscrit pour la première fois comme lobbyiste au profit du royaume. La société Public Private Solutions, qu’il dirigeait, se chargeait d’expliquer le plan d’autonomie marocain, présenté à l’époque devant l’ONU, aux personnalités les plus influentes du Capitole, dont la majorité venait de basculer en faveur du clan des démocrates. Ses services étaient facturés à hauteur de 15 000 dollars par mois. En 2009, ses émoluments ont été revus à la baisse à 5000 dollars mensuels quand le Moroccan American Policy Council (MAPC) s’est chargé des négociations. Mais, en 2010, celui que tout le monde appelle encore au Congress Toby Moffett, conclut un nouvel accord, cette fois-ci à travers une nouvelle structure, Moffett Group, pour un montant annuel de 240 000 dollars (soit 20 000 dollars par mois). Durant le deuxième semestre 2013, ce cabinet de lobbying, qui travaille également pour le gouvernement kenyan, a déclaré des émoluments à hauteur de 100 000 dollars perçus du gouvernement marocain. Il faut dire que durant cette période, le cabinet a  été très actif, notamment pour préparer la visite royale aux Etats-Unis, mais aussi pour établir le contact avec le nouvel ambassadeur US à Rabat, Dwight L. Bush.

La famille Gray

Au nom du père, du fils…

Via le MACP, le Maroc travaille depuis de longues années avec la famille Gray. Au départ, c’était avec William Herbert Gray, un ancien congressman devenu un ténor du lobbying à travers ses structures Amani, mais aussi Gray Loeffer. Après la disparition de ce pasteur très respecté, c’est son fils Justin Gray, qui avait déjà travaillé aux côtés de son père sur le dossier Maroc, qui reprend le flambeau à travers une nouvelle structure, Gray Global Advisors. Celle-ci a récemment renouvelé son contrat pour l’année 2014, et prévoit une rémunération mensuelle de 25 000 dollars. Il faut croire qu’à Washington, aussi, être le communicant attitré de Rabat est une charge qui se transmet de père en fils ! Mais pour traiter le dossier Maroc, ce cabinet s’appuie aussi sur un autre poids lourd du lobbying. Il s’agit de Ralph D. Nurnberger, un ancien d’Amani, qui connaît bien le dossier. L’homme, qui a roulé sa bosse pendant une trentaine d’années dans l’administration américaine, est réputé pour avoir l’oreille de John Kerry, l’actuel secrétaire d’Etat aux  Affaires étrangères.

Les frères Balart

Un atout au Congress

Les Gray ne sont pas les seuls à pratiquer le lobbying en famille. Lincoln Diaz-Balart, ancien congressman de Floride, a cédé son fauteuil d’élu à son frère Mario avant de se lancer dans le lobbying. Il est en contrat avec le MACP depuis février 2013 à travers sa société Western Hemisphere Strategies, basée à Miami. Un contrat qui prévoit des émoluments mensuels de 20 000 dollars, mais qui a été déterminant. Mario Diaz-Balart, le frère de notre lobbyiste, est membre de la sous-commission du budget au département d’Etat, et a joué un rôle crucial dans l’adoption d’un amendement important pour le budget 2014. Les aides américaines peuvent désormais être dépensées dans les provinces du sud : c’est une sorte de reconnaissance de souveraineté pour laquelle le Maroc se bat depuis plusieurs années. Mais ce n’est pas pour autant qu’une pluie de dollars va tomber demain sur Laâyoune. Et pour cause, c’est le secrétaire d’Etat, John Kerry, qui a le final cut pour la distribution de ces aides.

Et les autres…

Des contrats one-shot

Plusieurs autres cabinets ont ponctuellement travaillé pour l’ambassade du Maroc à Washington ou pour le MAPC. Parmi eux, il y a le cabinet Le Clair Ryan. Ce cabinet d’avocats installé en Virginie n’a jamais représenté aucun autre gouvernement auparavant, mais aurait été recommandé au Maroc par un autre cabinet parisien, Normand & Associés. Pour sa prestation qui consistait, entre autres, à faciliter une visite royale aux Etats-Unis, Le Clair Ryan a été payé 300 000 dollars durant l’année 2009 en plus de quelque 60 000 dollars de frais déclarés. En 2012, l’actuel ambassadeur du Maroc aux Etats-Unis, Rachad Bouhlal, a de son côté signé avec la société Just Consulting pour conseiller le royaume  en matière de droits de l’homme. Montant du contrat : 120 000 dollars sur un an. Il y a enfin les cabinets Avalanche Strategic Communication et Vison Americas, auxquels le MAPC a eu recours respectivement en 2008 et 2009.  

Mostafa Terrab. Pour le respect de la loi

Ayant travaillé de longues années au siège de la Banque Mondiale, le PDG de l’OCP est forcément un des meilleurs connaisseurs des arcanes de Washington. En novembre 2013, il a signé avec Salaheddine Mezouar une convention enregistrée au département de la Justice par laquelle il se déclare officiellement lobbyiste. «C’est par souci d’être en conformité avec la loi américaine que Si Mostafa a tenu à ce que ses interventions pour le Maroc soient enregistrées selon les normes du FARA», explique un de ses proches. Dans sa déclaration, Terrab affirme : «Je représente le Maroc à travers mes seules capacités individuelles, sans aucune compensation financière pour mes services. Des services qui consistent à conseiller et assister le Maroc sur les questions de développement en Afrique et apporter mon aide pour l’organisation de réunions avec des officiels du gouvernement américain ». Si le Sahara n’est à aucun moment mentionné sur ce document, cette affaire est quand même généralement évoquée dans toutes les rencontres avec les Américains.  

 

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