Décalages. La revanche manquée des technocrates

Par Souleïman Bencheikh

Dans les beaux quartiers de Casa et Rabat, on avait déjà poussé un grand ouf de soulagement : le gouvernement a proposé d’accorder une amnistie aux Marocains qui possèdent illicitement des avoirs à l’étranger, mais, contre toute attente, la commission parlementaire des finances a rejeté ce projet d’amnistie. Il y a encore quelques années, la crème de la bourgeoisie marocaine pouvait profiter de multiples pied-à-terre à Paris ou sur la Costa del Sol sans que personne ne vienne jeter un œil indiscret sur les modalités d’acquisition des biens en question. Mais les temps ont changé : le règne des technocrates, qui est aussi celui d’une élite occidentalisée, semble menacé par l’éclosion d’un populisme viral, dont la puissance est démultipliée par les nouveaux moyens de communication. Petits ou grands scandales, vraies ou fausses rumeurs, la Toile marocaine, relayée par la presse populaire, se délecte désormais du malheur des puissants. Les hauts murs des villas d’Anfa et Souissi ne suffisent plus à couvrir la clameur populaire. La vox populi a tranché : les riches, leurs gosses, ceux qui parlent français, ceux qui ont des diplômes étrangers, tous ne sont que des kiliminis qui se nourrissent du labeur de la plèbe. Voilà résumé à grands traits le malaise de nos bourgeois, boucs émissaires faciles des temps de crise. Avec le gouvernement Benkirane II, ils pensaient voir le bout du tunnel et enfin pouvoir reposer leurs valises à Paris et Marbella, sans craindre de se voir coller l’étiquette d’évadés fiscaux.

Mais quel décalage tout de même entre les deux gouvernements successifs dirigés par Abdelilah Benkirane : en 2011, tout le monde avait les yeux rivés sur la déclaration de patrimoine des ministres, qui jouaient à qui serait le plus pauvre, donc le plus intègre ; untel habitant un appartement inscrit au nom de sa femme et conduisant un véhicule acheté à crédit ; tel autre toujours locataire ou croulant sous les traites. Mais avec le gouvernement Benkirane II, le vent a tourné. Les professionnels islamistes de la politique, même pauvres et honnêtes, ont échoué à relancer la machine économique. On leur a donc adjoint les services de vrais businessmen, des hommes qui sont la preuve vivante que la richesse n’est pas qu’un héritage. Alors pourquoi, dès lors qu’on les appelle à la rescousse, se montrer tatillon envers les dignes représentants de cette élite ? Surtout quand ils refusent de toucher leur salaire ou paient les collaborateurs de leur cabinet ministériel sur leurs propres deniers.

Si le parlement avait adopté l’amendement proposé, les riches propriétaires de biens à l’étranger auraient donc été amnistiés, moyennant le paiement d’une amende. Le gouvernement espérait ainsi réinjecter dans l’économie nationale une partie de ces avoirs. L’intérêt économique d’une telle opération est évident, même si l’ampleur de ses retombées n’est pas chiffrée. Mais ce qu’on oublie de dire, c’est que rarement une amnistie est lancée pour de simples raisons économiques. L’enjeu symbolique est trop important. L’histoire même de la notion d’amnistie renvoie à une mesure d’apaisement à la fin d’un conflit. Les premières traces écrites de clauses d’amnistie remontent à la Grèce antique. Ces « lois de l’oubli » permettaient de clore une guerre civile et d’empêcher sa résurgence. En France, la première loi d’amnistie est intervenue pendant la Révolution et le premier à en « bénéficier » n’était autre que Louis XVI, qui fut pardonné d’avoir voulu fuir la France. Excusé une fois, il passera sur l’échafaud par la suite. Ce n’est certes pas le destin qui attendait les happy few marocains, mais les élus du peuple semblent quand même vouloir qu’ils affrontent le couperet de la justice.