Mémoire. Highway to Hell

Dix ans après “l’affaire des 14 musiciens” accusés de satanisme, les protagonistes n’ont rien oublié. Pour TelQuel, ils reviennent sur leur expérience, avec leur subjectivité et leur ressenti.

 

“à la BNPJ, un commissaire m’a demandé si je connaissais des satanistes. J’ai répondu oui. Après un clin d’œil satisfait à son collègue, il s’attendait à ce que je crache des noms. J’ai dit que oui, je connaissais les Hmadcha, les Gnaoua, les Issaoua”. Dix ans plus tard, Abdessamad Bourhim se souvient encore de tous les détails. De la rafle inopinée, ce dimanche 16 février 2003, aux interrogatoires abscons de la police, suivis du procès expéditif et monstrueusement absurde qui les ont menés, ses amis et lui, aux pavillons 3 et 4 de Oukacha. À l’époque, Abdessamad, guitariste pour les groupes Reborn et Nekros, a 23 ans. Dimanche 16 février, le jeune homme est chez lui, attendant l’heure de son rendez-vous avec sa copine pour affronter la rue. On sonne à l’interphone, sa petite sœur l’informe que son ami Oussama l’attend en bas. Au pied de l’immeuble, ce sont trois policiers qui se présentent à lui. “Lorsque je leur ai demandé de me prouver qu’ils étaient flics, ils se sont contentés de m’indiquer l’estafette garée à quelques mètres”. Les voilà qui sont dans sa chambre, l’autorité de leur fonction faisant office de mandat de perquisition, ramassant T-shirts noirs et CDs de metal. Le même scénario se reproduit chez Amin Hamma. Dans la traque vestimentaire effectuée dans la chambre de cet étudiant en marketing et guitariste de 25 ans, la police confisque, pêle-mêle, “des livres, des CDs, des T-shirts de Pink Floyd et de Michael Jordan”. Youssef El Hekkaoui, Foussi pour ses amis, n’est pas chez lui lorsque la police vient le chercher. “Quand mon père a demandé au policier ce qu’il se passait, il a eu cette réponse : ne vous inquiétez pas monsieur, votre fils n’a volé et n’a tué personne. Il adore Satan, c’est tout”. C’est tout ?

 

Parlez-nous de Satan

Dans l’estafette qui les mène à la BNPJ, Saad, Oussama et Abdessamad n’ont pas le droit de se parler. Ils arrivent à échanger quelques mots lorsque les policiers descendent finir “le tour des potes”.  A ce moment précis, Abdessamad n’est pas plus inquiet que cela. Il est dans l’optique de “matdirch, matkhafch” : il n’a rien fait, il n’a rien à se reprocher, il n’a pas peur. Comme d’autres, il avait vaguement entendu parler d’un article de presse clamant l’existence de satanistes marocains. De là à penser que l’affaire le concernait, qu’elle incriminait les musiciens qu’il fréquentait… “Nous étions simplement quatorze mecs normaux, qui faisions de la musique, qui nous serrions la ceinture pour acheter du matos ou financer des concerts. On ne faisait rien de mal. On jouait du metal, ça ne faisait pas de nous des gangsters pour autant”, résume Nabyl Guennouni. “En arrivant au commissariat, on a vu Bouch, notre copain, présenté plus tard comme le chef de file de cette espèce de secte à laquelle on allait nous accuser d’appartenir, pieds nus et menotté face au mur”, se souvient Abdessamad. Aucun d’entre eux n’ayant jamais eu affaire à la police, ils se disent, sans trop y croire, que c’est peut-être la procédure… Ils passeront trois nuits à la BNPJ, accusant les injures et les questions orientées et irrationnelles des inspecteurs. “Je crois que le mot que j’ai le plus prononcé durant les interrogatoires fut “la3ala9a”. Les aveux qu’ils attendaient n’avaient rien à voir avec notre réalité”, décrit Amin.

 

Le procès de la honte

“Le dernier soir au commissariat, on nous a dit de ne pas nous inquiéter, que l’on serait libres le lendemain et que nous n’avions rien à craindre, que la police savait que nous n’avions rien fait”, raconte Amin. “Vers minuit ce soir-là, des policiers sont venus dans nos cellules, prétextant que nous avions oublié de signer tel ou tel document, ou qu’ils avaient oublié de mettre une date quelque part”, renchérit Foussi. “Il n’y avait pas assez de lumière et nous ne pouvions pas relire ce qui était écrit. Ils nous hurlaient dessus et nous insultaient, nous sommant de signer. Nous n’avions pas le choix”. Au quatrième jour, les quatorze se retrouvent devant le procureur du roi, au Tribunal de première instance, découvrant  les PVs mensongers et les chefs d’accusation. Ebranlement de la foi d’un musulman, mépris envers les religions monothéistes, débauche, consommation de drogue… la liste est longue et les concernés sous le choc. Lors du procès, Foussi n’échange que quelques phrases avec le juge. “Tu joues de la guitare ? – Oui. C’est ta signature ? – Oui. Va, je ne peux rien pour toi”. “Une fois arrivé devant le procureur, c’était le début du jetlag, la descente aux enfers”, décrit Amin. Le seul souvenir de ce procès ubuesque révolte encore Nabyl : “L’un des avocats, en s’adressant au juge, lui a dit pouvoir assurer que nous étions musulmans et que nous pouvions le prouver en prononçant la chahada devant lui. Pourquoi aurais-je dû faire cela ? Parce qu’il est juge et qu’il m’accuse sans preuves de tuer des chats et de manger leurs cœurs, et de m’adonner à des rites satanistes ? Qu’on me demande de réciter la chahada devant n’importe qui, voilà ce qui ébranle ma foi”. Au commissariat, Abdessamad ne doutait pas de sa libération. Au tribunal, lorsque le juge lui demande pourquoi il s’habille en noir, il lui rétorque que lui aussi s’habille en noir, qu’il a d’autres vêtements dans son placard. “C’est lorsque j’ai entendu le verdict que je suis devenu fou. Mes larmes ont commencé à couler toutes seules. J’ai ressenti l’injustice, la hogra, comme jamais”. C’est alors qu’Amin lui dit cette phrase, qui le fait amèrement sourire aujourd’hui : “Matdirch, tkhaf a khoya Abdessamad”. Comprenez : ayez peur, même quand vous n’avez rien fait.

 

Des innocents à Oukacha

Direction Oukacha. Dans l’estafette les menant vers leurs geôles, tous sont muets. Chacun a peur de ce qui l’attend, chacun se souvient de ce qu’on raconte sur les prisons, personne ne comprend ce qu’il lui arrive ni pourquoi il écope d’un mois ou d’un an de prison ferme. “Lorsque l’estafette s’est arrêtée, Abdessamad a demandé, apeuré comme nous tous : “Ouselna ?”. Et oui, nous étions arrivés”, rapporte Foussi. À l’entrée, il se souvient d’un déploiement exagéré de Forces auxiliaires, “comme s’ils s’attendaient à voir des créatures étranges. Ils criaient : ils arrivent, ils arrivent, ouvrez la porte !  Puis, surpris de voir des gens normaux, ils nous ont demandé : c’est vous, les adorateurs de Satan ?”. Les 14 sont dispatchés, à trois ou quatre, dans différentes cellules des pavillons 3 et 4. “Oukacha, c’est la jungle, se remémore Abdessamad. Le premier soir, nous avions déjà perdu espoir. Je crois qu’il n’y a rien de pire que l’hôpital, la mort et la prison”. Pendant presque un mois, il fallait se réveiller pour rester assis. “Nous avions une pause d’une demi-heure tous les matins, pendant laquelle on se retrouvait tous ensemble”, poursuit-il. Pour Foussi, condamné à six mois fermes, la première nuit fut horrible. “Je me demandais ce que j’avais bien pu faire pour mériter ce qu’il m’arrivait. Je me demandais ce que j’allais faire pendant six mois, ce que j’allais devenir en sortant. En prison, c’est fou comme le temps passe, ou plutôt, comme il ne passe pas”. En graissant la patte aux geôliers, les familles pouvaient leur rendre visite une fois tous les deux jours, leur parler du mouvement de solidarité qui se formait à l’extérieur et du soutien indéfectible de la société civile et de certains médias.

 

Diabolisés, puis blanchis

Moins d’un mois plus tard, les quatorze musiciens sont libérés comme ils ont été condamnés, sans qu’aucun éclaircissement ne soit fourni. Soulagés de retrouver leurs lits et leur liberté, mais en colère. Dix ans plus tard, aucune explication officielle, aucune excuse, aucun élément de réponse ne leur a été fourni pour comprendre l’injustifiable. Les hypothèses fusent, de l’erreur judiciaire incompréhensible et inexcusable à la manipulation supposée détourner les regards de la lutte antiterroriste qui se profile en 2003. Aujourd’hui encore, les quatorze ne savent toujours pas qui a lancé l’assaut, comment “quelqu’un, au fond d’un bureau”, a pu ordonner une telle chasse aux sorcières. Un slogan apparaît, en 2003, qu’ils arborent sur des T-shirts en remontant sur scène : “Forgive, but not forget”. Le devoir de mémoire est là, évident. Mais lorsqu’on leur demande ce qu’ils pardonnent et à qui ils pardonnent, le silence est conséquent.  “Pardonner, c’est juste un mot pour pouvoir passer à autre chose, ne plus garder de rancune, défaire son cœur de cette noirceur due à l’injustice”, répond Abdessamad. “Pour nos proches et ceux qui nous ont soutenus, il n’a jamais été question de prouver notre innocence, mais de nous sortir de l’arbitraire”, commente Foussi. “Par contre, l’histoire est toujours obscure pour les autres”. Par “les autres”, le jeune homme désigne les “f’haymiya”, gens du quartier et oiseaux de mauvais augure qui se sont amusés à bâtir mille et une légendes urbaines, ou simplement ceux, mieux intentionnés mais tout autant mal informés, qui, à leur sortie, les félicitaient d’avoir recouvré leur liberté en leur faisant promettre de “ne plus recommencer”…

 

Zoom. Ce qu’ils sont devenus

Youssef El Hekkaoui, 32 ans, est aujourd’hui à la tête d’une petite société d’importation après un master en logistique. La musique, il préfère désormais en écouter qu’en faire. Nabyl Guennouni, 33 ans, travaille “à son propre compte, dans l’audiovisuel”. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est aider les jeunes groupes de musique à se faire une place, les orienter, les conseiller. Amin Hamma, lui, a “décidé de changer de cap et de vie” après le procès. “Ma sensibilité a changé par rapport au Maroc, au système, aux médias. Il ne m’était plus possible de redevenir cet étudiant dont la vie se résumait à la musique, l’école et la maison”. Il s’envole pour la France, où il obtient un master en audiovisuel, roule sa bosse à l’IRMA (Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles) et écume les projets musicaux. Aujourd’hui installé à Valence, il projette de rentrer au Maroc et de trouver “un boulot dans la culture”. Au moment des faits, Abdessamad Bourhim, 23 ans, est étudiant à l’ETAP (École technique d’arts plastiques) et projette de continuer ses études en Allemagne. “Etrangement, cette affaire m’a décidé à rester au Maroc et à me battre, coûte que coûte”, explique-t-il. À 33 ans, sa passion pour la musique est toujours intacte. Le jeune homme, qui vient de monter sa propre boîte de communication, est stage manager et guitariste pour Hoba Hoba Spirit. Et le metal, alors ? “J’ai le dernier album de Slayer, et je compte bien aller récupérer mes objets personnels de chez la police, un jour”.

 

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