Sida. Un tournant dans l'epidemie

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1557 cas cumulés de sida au Maroc. Soit une augmentation de 25% en un an. Pourtant, loin de se croiser les bras, les acteurs de la lutte contre le sida se mobilisent. Ministère en tête.

17 jours après son mariage, Meryem s’est retrouvée veuve. Un malheur ne venant jamais seul, son mari, qui l’avait épousée après la mort de sa première femme, lui a laissé le virus en héritage. Car contrairement à un préjugé fort répandu au Maroc, le sida ne touche pas que les femmes de « mauvaise vie ». Loin s’en faut ! Dans plus de 55% des cas de sida féminin, le seul facteur de risque connu est le mariage. Comme la plupart des femmes contaminées, Meryem n’a eu qu’un seul partenaire sexuel : son mari. Alors, cette jeune femme de 25 ans a du mal à comprendre ce que lui dit le médecin quand il lui explique qu’elle est porteuse d’un virus invisible qui se transmet essentiellement par les relations sexuelles. Elle, une femme « propre », comment peut-elle être infectée d’une maladie « sale » ? C’est dire si le travail de sensibilisation, d’information et de prévention reste entier. Pourtant, il serait faux de dire que rien n’a été fait. Au contraire, l’année 2003-2004 a connu un véritable coup d’accélérateur. Jamais à l’approche d’un 1er décembre, le Maroc n’a connu autant de journées portes ouvertes, tables rondes, animations de quartier, mobilisations d’établissements scolaires, manifestations culturelles, distributions de tracts et de préservatifs… Le sida est partout, sur nos écrans TV, sur les ondes radiophoniques, dans les journaux. Et c’est en grande partie le résultat des actions militantes menées sur le terrain, les 363 autres jours de l’année, par les quelques associations marocaines qui ont fait de la lutte contre le sida leur cheval de bataille. Mais l’ALCS (Association marocaine de lutte contre le sida, la plus ancienne), l’OPALS (Organisation panafricaine de lutte contre le Sida) ou encore l’AMJCS (association marocaine des jeunes contre le Sida) ne sont plus seules. Elles bénéficient, depuis 2003, des mesures mises en place par le ministère de la Santé (via sa direction de l’épidémiologie) dans le cadre du Plan national de lutte contre le sida (PNLS).

Petit retour en arrière
Signé en mars 2003, ce plan « très ambitieux » aux dires des professionnels de santé, a été rendu possible grâce à l’argent du Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, créé en juin 2001 par Kofi Annan pour encourager et aider la lutte contre le sida dans les pays pauvres. Or, aussi pauvre soit-il, le Maroc n’avait pas précisément le profil du bénéficiaire type. D’abord, parce que les prétendants au triste titre de « pays le plus pauvre » du continent africain sont légion. Ensuite, parce que nos 1.557 malades du sida (nombre de cas cumulés depuis 1986) ne représentent pas, « en valeur absolue » la même priorité internationale que les 3 millions de subsahariens nouvellement infectés en 2003, selon les estimations d’ONUSIDA. Reste que l’engagement du ministère comme des militants associatifs a su convaincre. Et que si le Fonds mondial a débloqué plus de 9 millions de dollars (90 millions de dirhams), il a également permis de négocier avec les laboratoires l’obtention des antirétroviraux (ARV – trithérapie) à faible prix. Résultat : le coût du traitement trithérapeutique a été divisé par 6. « En deux ans, le coût mensuel est passé de 6.500 à 1.000 Dh, explique le Dr. Khattabi, chef du service IST/Sida à la direction de l’épidémiologie. Ce qui nous a permis de réaliser le premier objectif du PNLS : améliorer l’accès aux soins. Aujourd’hui, nos 800 malades du sida bénéficient gratuitement de la trithérapie. Par ailleurs, 5 centres régionaux ont été lancés à Fès, Marrakech, Tanger, Oujda et Agadir ». Y ont été décentralisés les tests rapides, le diagnostic de la maladie, le traitement et le suivi biologique des malades. Rappelons qu’il y a encore un an, ces tests se faisaient uniquement à l’Institut national d’hygiène de Rabat et que le service des maladies infectieuses du Pr. Himmich à Casablanca était le seul à traiter les malades – avec plus de 500 malades en 2004, il fait cependant toujours figure de référence -. Mais n’ergotons pas. Ces avancées médicales sont primordiales, car elles ont indéniablement changé le confort de vie des personnes malades. Reste qu’elles n’en ont pas pour autant stoppé l’hémorragie.
Pour preuve, alors que le Maroc comptait, en nombre de cas cumulés, 1.187 cas de sida déclarés en 2003, ils sont 1.557 fin novembre 2004. Soit une augmentation de près de… 25% ! Que dire des séropositifs ? à se fier aux estimations du ministère de la Santé (entre 13 et 16 000), leur chiffre ne varierait plus… depuis 4 ans ! Peu crédible. D’ailleurs, tant les associations de terrain que les professionnels de santé le contestent. Autre source d’inquiétude : les femmes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’ONUSIDA les a choisies pour thème central ce 1er décembre 2004. Alors qu’il y a 15 ans, avec 8% des cas cumulés, elles semblaient être en marge de l’épidémie, elles sont aujourd’hui au cœur de toutes les préoccupations. Et pour cause ! Elles représentent 38% des cas cumulés et 44,5% des malades placés sous tri-thérapie.

Information et prévention
D’où le souci des acteurs de la lutte contre le sida, de mettre en place aux côtés de l’aspect médical, une politique de prévention efficace. En juin, et pour la première fois au Maroc, une campagne de communication sur le sida de plusieurs mois a été lancée par la Santé, touchant tous les médias : TV, radio, presse écrite, affichage urbain et mobile. Pour la première fois aussi, un tabou était brisé : celui du port du préservatif. Une révolution dans un pays où parler de sexe peut être compris comme « une incitation à la débauche ». à en juger par le nombre de dépistages réalisés au lendemain de son lancement, et par le nombre d’appels reçus par les bénévoles d’Allo Info Sida, l’impact de cette communication ministérielle sur la population, pour significatif qu’il est, n’en demeure pas moins insuffisant. Jugez-en plutôt : le centre d’information et de dépistage anonyme gratuit (CIDAG) de l’ALCS à Casablanca, quoiqu’ayant doublé ses chiffres depuis l’an dernier, n’a procédé qu’à… 1.350 dépistages ! Il n’empêche, pour les malades comme pour les militants, que se battre sur le terrain de la communication est aussi important que se battre pour l’accès aux soins, ne serait-ce que pour « déstigmatiser » l’image des malades. D’ailleurs, beaucoup misent sur les deux dernières phases de la campagne (prévues d’ici quelques jours), axées sur les dépistages et la discrimination, pour imprimer des changements de comportements réels.
Mais au-delà de cette communication grand public, en darija s’il vous plaît pour la TV, ainsi que dans les 3 dialectes berbères pour la radio, le PNLS a égalementpermis de renforcer, sur le terrain, les actions de proximité. Car l’argent du Fonds mondial sert aussi – et peut être surtout – à financer des projets auprès des groupes dits « vulnérables » : les jeunes, scolarisés ou non, les ouvrières, les professionnel(le)s du sexe, les détenus et les usagers de drogue. Partout, la même approche : implanter l’éducation par les pairs. Former des relais, au sein de ces populations cibles, capables de poursuivre les actions de sensibilisation, d’information et de prévention. Pour ce faire, des partenariats ont été créés avec l’éducation nationale, le secrétariat d’état pour la Jeunesse, l’Administration pénitentiaire mais aussi avec les entreprises, les syndicats et les ONG. On le voit, le Maroc de 2004 n’est plus celui de 1986, année où était apparu le 1er cas de sida dans le pays. Il n’empêche, « nous sommes à un tournant de la maladie, prévient le Dr. Khattabi. Si notre prévalence au sida demeure faible (-1% de la population), elle peut devenir « concentrée » (+5%). Arrivée à ce stade, l’épidémie peut se généraliser rapidement ». Tous à vos capotes !

 

Ils en parlent

Anas, 26 ans, coiffeur
J’ai appris il y a un an, après un dépistage à l’ALCS, que j’étais infecté par le virus. Depuis je suis un traitement. Aller à l’ALCS me donne surtout l’occasion de parler aux bénévoles et aux médecins de l’association car ailleurs, le dialogue est impossible. Je ne l’ai dit à personne, en dehors des médecins, et des autres malades. Pourquoi ? Mes copains me laisseraient tomber. Ils pensent que le sida se transmet par les vêtements ou la nourriture. Ils ont une très mauvaise opinion de la maladie et surtout du malade. Il n’y a qu’à voir la façon dont ils parlent du sida. Ils ne comprendraient pas ma situation. C’est pourtant une maladie « normale ». Il y a un traitement. Je ne représente pas un danger pour les enfants. Mais, allez expliquer ça à ma famille. C’est difficile. Ils me mettraient à la porte s’ils l’apprenaient. Sensibiliser les gens? Bien sûr, c’est nécessaire. Leur expliquer que les malades peuvent mener une vie normale. La plupart des malades que je connais ont du mal à en parler à leurs proches. Personnellement, je suis « complexé » par ça. J’ai l’impression que si les gens changeaient d’attitude, cela pourrait m’aider à mieux vivre. Malheureusement, on n’en n’est pas là.

Naïma, 32 ans, commerçante
Cela fait maintenant un an que je suis séropositive et que je fréquente les locaux de L’ALCS. J’ai fait des analyses dans des hôpitaux publics, des cliniques et à l’ALCS avant d’apprendre, après le cinquième test, que j’avais le sida. Depuis, j’essaie de vivre ma vie comme tout le monde. Je suis active, sur ce plan rien n’a changé. La maladie, pour moi, n’est pas un handicap. Je n’ai rencontré aucun problème parce que je n’ai pas de mal à en parler. En fait, je pense que les personnes qui ont du mal à vivre avec le sida, vivent avec la maladie « dans la tête ». Autour de moi, tout le monde est au courant. Je l’ai dit à mes parents. Même mes enfants le savent. On connaît les précautions à prendre. Le pire est derrière moi. Au début, je ne pouvais pas me lever, ni manger, mais grâce à la trithérapie, on peut continuer à se battre. Aujourd’hui, je revis. Je pense qu’il faut savoir se prendre en charge. La prévention est essentielle car ça peut arriver à tout le monde.

Boubker, 38 ans, chômeur
C’est ma femme qui est séropositive. Elle était enceinte et au bout du 7ème mois, elle a été atteinte d’une tuberculose. Le médecin a demandé un dépistage. Et là, on a appris qu’elle avait le sida. Les médecins nous ont beaucoup aidés et grâce au traitement, elle a pu poursuivre sa grossesse. ça a été très dur financièrement, pendant cette période, ma femme était à l’hôpital de jour, à Casa. Je faisais la navette, tous les deux jours. L’accouchement était prévu pour la fin de l’année, mais il y a deux jours, ma femme m’a réveillé dans la nuit, le travail avait commencé. Il était trop tard pour aller à l’hôpital, c’est donc moi qui l’ai aidée. J’ai dû demander des ciseaux à notre voisine pour couper le cordon ombilical. Aujourd’hui, ma femme va mieux. On ne sait pas si notre petite fille sera séropositive. Il faut attendre trois mois. En attendant, elle suit un traitement. Heureusement les gens de l’ALCS sont là pour nous aider.

 

Zoom. Ibn Rochd à l’heure américaine

Bethesda. Washington. Le National Institute of Health, l’agence fédérale américaine en charge d’une partie de la recherche sur le sida, travaille avec plus d’une vingtaine d’équipes de recherche étrangères. Parmi elles, une équipe marocaine. Après six mois de tests draconiens, l’équipe du Pr. Himmich, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital Ibn Rochd à Casablanca, a en effet reçu le OK final. Depuis, les portes de la recherche se sont ouvertes et les enseignants chercheurs de ce service travaillent sur deux protocoles importants d’essais cliniques, appelés « multicentriques » : les recherches sont menées dans plusieurs pays et dans plusieurs centres en même temps. Le premier, baptisé « ESPRIT », concerne 4.500 patients dans le monde. Son but : comparer deux groupes. Le premier recevant des antirétroviraux (ARV) standards, tandis qu’on administre en plus au second groupe un produit censé stimuler l’immunité. Prévu pour une période de 5 ans, ce protocole devrait, à la fin de la période d’essais, conclure à l’efficacité ou non de ce produit. Précisons qu’avec la Thaïlande, le Maroc est le seul pays du Sud à faire partie de ces essais cliniques. Mais l’équipe ne s’est pas arrêtée là. Elle a été aussitôt incluse dans un second protocole médical, au nom évocateur, « SMART ». Il s’agit cette fois de juger de la pertinence d’un traitement trithérapeutique en continu. Kesako ? « Les trithérapies sont lourdes, elles ont beaucoup d’effets secondaires et des résistances peuvent se développer plus ou moins rapidement » explique le Pr. Himmich, « il s’agit donc de savoir, toujours en comparant deux groupes, s’il est possible de ne pas donner le traitement en continu ». Un premier groupe de malades prend donc ces antirétroviraux (ARV) tous les jours, sans interruption. Pour le second, en revanche, les charges virales sont étudiées de près et dès que l’immunité du patient est bonne, on arrête les ARV pour les reprendre dès qu’elle baisse. Ce protocole, d’une durée de 5 ans également, permettra donc de voir si les traitements du sida peuvent être allégés : « tant en termes d’effets secondaires qu’en termes financiers » précise le Pr. Himmich. Concernant « SMART », l’équipe casablancaise est considérée par le National Institute of Health comme le deuxième centre européen. Excusez du peu ! Source de fierté, cette intégration a surtout permis aux médecins marocains de faire de la recherche dans les conditions les plus rigoureuses. Ils subissent en effet 4 audits par an.
A l’orée de cette aventure, des financements décrochés en 1999 par cette même équipe auprès de la fondation GSK France (Glaxo), à une époque où la trithérapie démarrait. Le laboratoire Glaxo voulait juger de l’efficacité d’une éducation thérapeutique (un suivi personnalisé et pédagogique du patient) sur les charges virales d’une part, sur l’immunité d’autre part. Dès lors, l’équipe du Pr. Himmich s’attelle à la tache, met au point un questionnaire pédagogique, susceptible d’aider le médecin et le malade. Après un an de tests et l’obtention de résultats probants, le guide conçu à Ibn Rochd est modélisé et finalement exporté par la fondation GSK France dans d’autres pays d’Afrique et d’Asie. La suite, vous la connaissez.