De Casa à Dakar, le périple des commerçants du désert
De Casa à Dakar, le périple des commerçants du désert
Plusieurs fois par semaine, des camionnettes chargées de toutes sortes de marchandises quittent Casablanca en direction de la capitale sénégalaise. Un périple de 3000 km, parcouru en trois à six jours, au gré des aléas de la route. TelQuel a fait le périple.
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Sur le parking en face du marché namoudaji de Casablanca, à proximité de Bab Marrakech, une dizaine de personnes se pressent autour d’une camionnette rouge immatriculée au Sénégal. Assis sur le siège avant de sa Fiat Scudo, le chauffeur, Laye, reçoit un à un les clients qui déposent sacs, valises et cartons. Des bagages chargés de toutes sortes de marchandises — des vêtements, des tissus, du savon noir, des chaussures, etc. —, sur lesquelles sont marquées au feutre noir les lettres D.A.K.A.R., la destination finale du véhicule. Sur son petit calepin, en travers de la feuille où sont inscrits le nom, le numéro de téléphone, le nombre de bagages et le prix sur lequel il s’est mis d’accord avec chacun de ses clients, le Sénégalais de 28 ans note avec application : “Peyé” ou “Pas péyé”. Avant de tamponner le tout à l’aide d’un cachet au nom de sa SARL.
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Les négociations avec ses clients marocains, Laye les fait dans un arabe à l’accent prononcé. “Je ne parle pas darija, je parle l’argent”, plaisante le jeune homme, qui habite à cheval entre le quartier Bourgogne à Casablanca et le quartier des Parcelles Assainies, à cinq kilomètres du centre de Dakar. Il effectue au moins une fois par mois la longue traversée entre la métropole et la capitale sénégalaise, en passant par la Mauritanie. Une route de 3000 kilomètres qu’une dizaine de chauffeurs empruntent chaque mois, au volant de leurs fourgonnettes surmontées d’une montagne de marchandises enveloppées d’une bâche. Pour eux, une façon de faire du business. Pour les voyageurs qu’ils embarquent, un moyen de rentrer au Sénégal à moindre coût.
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Le vendredi soir, la voiture de Laye est presque prête. Trois Sénégalais, dont un qui les quittera à Agadir, et deux Ivoiriens vont l’accompagner, moyennant 1200 dirhams par personne. Le départ est prévu à 21 heures, mais la Fiat ne prend pas son envol avant 1h30 du matin. “Ce n’est pas l’avion, hein, il n’y a pas d’horaires”, s’amuse le chauffeur en réponse aux deux jeunes, Ali et Serge, qui s’impatientent de rentrer au pays voir leurs familles deux ans après leur arrivée à Casablanca.
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Vêtu d’un jean troué et d’un tee-shirt noir imprimé d’un doré “Yves Saint Laurent”, Laye court partout, téléphone vissé à l’oreille, pour récupérer les derniers bagages. Trois tonnes de marchandises et d’effets personnels en tout que le transporteur va acheminer jusqu’à Dakar. Mounir, à califourchon sur son scooter, est venu vérifier avant le départ que ses sacs ne soient pas trop écrasés. “Je vends plus de 90% de mes produits à des Sénégalais”, explique le commerçant de la médina de Casablanca. A ses côtés, Lamine, handballeur sénégalais qui joue pour une équipe régionale marocaine, est venu ajouter deux derniers sacs, en plus de cinq bagages remplis de cadeaux pour sa famille. “J’ai déjà fait la route une fois, c’est très dur. Je préfère prendre l’avion et envoyer mes valises par voie terrestre. Ça m’évite de payer 1500 dirhams par bagage excédentaire”, explique le jeune homme, qui a tout de même dû régler plus de 3000 dirhams à Laye. Le temps de fixer les deux pneus de secours au sommet de la montagne de marchandises, et tout le monde prend place dans la voiture. Doucement, la camionnette rouge avance maladroitement dans les rues endormies de Casablanca, hésitant sous le poids des marchandises. Une fois sur l’autoroute, Laye change les vitesses, allume la radio et s’enfonce dans son siège. Cette nuit-là, il roulera non stop jusqu’à Agadir, où il fait une halte de plus de six heures. Mais sans une minute de repos : durant cet arrêt, le jeune Dakarois a couru dans tous les sens pour trouver une corde pour renforcer l’ingénieux montage qui risque de s’écrouler.
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Puis il reprend la route. Entre Tiznit et Guelmim, près de quinze heures après le départ, harassé de fatigue, Laye se penche de plus en plus sur son volant. “La route est dangereuse”, explique le conducteur, qui redouble de concentration. Doublé par des camions, il roule prudemment à 40 km/h sur une fine ligne de bitume construite à flanc de montagne. “Je connais la route par cœur, je pourrais même rouler les yeux fermés”, commence-t-il à mimer avant de se reprendre. “La route est dure, vraiment”, insiste ce papa d’une petite fille d’un an et demi, qui passe près de la moitié du mois sur la route. Laye avoue être devenu plus prudent depuis son accident, il y a quatre ans, entre Tan-Tan et Guelmim, qui lui a laissé une cicatrice sur le front.
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Mais il a la foi, explique-t-il en passant religieusement sa main sur la photo du marabout Serigne Touba scotchée au milieu du tableau de bord. Selon lui, ce cheikh très connu au Sénégal, fondateur de la confrérie des Mourides, lui “éclaire le chemin”. Alors il écoute ses prêches à plein volume toute la nuit. Des paroles qu’il récite tout en claquant des doigts.
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Quand la camionnette entre à Tan-Tan le lendemain soir, il est près de 23 heures. “J’ai faim”, rugit Laye, imité par les voyageurs. Il se gare devant le restaurant sénégalais de Cheikh, grand bonhomme jovial au crâne rasé installé dans la ville depuis trois ans. Sa clientèle est constituée essentiellement des chauffeurs de camionnettes qui passent chaque semaine devant son établissement situé sur l’artère principale de la ville. Après avoir avalé un thiep bou dien, le plat national sénégalais préparé à base de riz et de poisson, Laye prévient qu’il va dormir à l’avant de sa voiture “deux ou trois heures”. En attendant, certains voyageurs dégustent un café “touba” pour faire passer le temps dans la ville, déserte à 1h du matin. Assis à la table d’à côté, deux Marocains les interpellent. “Vous n’auriez pas une tablette ou un smartphone à vendre ? Ou même un sac à dos ou des vêtements ?”, demandent-ils sous le regard abasourdi des jeunes Ivoiriens. “Nous n’avons pas grand-chose ici à Tan-Tan. Alors quand les voitures des Sénégalais passent, on en profite pour faire nos courses”, expliquent les deux hommes, la cinquantaine passée.
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Laye reprend le volant à 3 heures du matin, direction Laâyoune. Face aux camions qui restent pleins phares, le chauffeur plisse les yeux. Ali, un grand gaillard ivoirien en charge de la sécurité dans un café de Bouskoura, garde un œil attentif sur le chauffeur. “Je ne dors pas le cœur tranquille quand on roule la nuit”, témoigne ce passager qui se réveille à chaque soubresaut. Cependant, dans la voiture, la plupart des passagers se sont endormis. Gagna, Sénégalais de 38 ans qui retourne au pays voir ses sœurs qu’il n’a pas vues depuis deux ans et demi, tapote sur le smartphone de Laye branché à la radio. Il gère la playlist qui enchaîne les grands tubes sénégalais de la saison. Au son de Waly ou de Youssou N’dour, il trouve de l’énergie pour simuler quelques gestes de danse, histoire de maintenir le conducteur à ses côtés en éveil. “Quand il dort, je dors. Quand il ne dort pas, je reste éveillé. Je ne veux pas le laisser seul donc je préfère l’accompagner et discuter”, insiste ce copilote de fortune. Un rythme fatigant ? “Peut-être, concède-t-il, mais on est une famille”. Avant d’augmenter à nouveau le volume.
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La voiture arrive à Laâyoune le deuxième jour de route. Il est 10 heures du matin et il fait une chaleur assommante. Laye s’arrête dans un autre restaurant sénégalais où quatre de ses jeunes compatriotes qui travaillent dans la région viennent s’accouder à sa fenêtre. En wolof, ils rigolent, se donnent des nouvelles, mais n’oublient pas de négocier l’entassement de nouvelles marchandises dans la Fiat Scudo dont les pneus sont déjà éprouvés par le poids du chargement. Mais le businessman trouve toujours un recoin où caser un pot de lait en poudre ou un sac d’une trentaine de kilos d’oranges, sous le regard réprobateur des voyageurs, dont les places sont grignotées au fur et à mesure. “On a payé pour avoir des places”, se plaignent Ali et Serge, les ivoiriens de la camionnette. Ils ont les jambes recroquevillées à cause des pastèques et boîtes de dattes posées entre leurs pieds. Ils profitent donc de la journée de pause à Laâyoune pour se dégourdir les jambes et faire un saut au hammam. “On est dimanche, ce n’est pas la peine de se précipiter, annonce Laye. Trois des passagers doivent passer au commissariat de Dakhla pour obtenir un laissez-passer et être sûrs de traverser la frontière car ils ont largement dépassé les trois mois de séjour autorisés”. L’équipage arrive le lundi au petit matin au carrefour entre la route nationale et celle qui mène à la presqu’île de Dakhla. “On ne passera pas la frontière avant sa fermeture à 18 heures”, se désole Ganna, qui attend le retour de ses compagnons de voyage partis depuis 7 heures du matin. “J’ai hâte de serrer mes sœurs dans mes bras”, soupire Ganna, installé depuis 2012 à Casablanca. Les formalités prennent plus de temps que prévu, mais ce n’est pas perdu pour tout le monde. “C’est bientôt ramadan, il y a plus de business”, se réjouit Laye, qui a acheté à moindre prix semoule, sucre, huile et farine avant de passer la frontière avec la Mauritanie, à 384 kilomètres de là.
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La Mauritanie, c’est la partie la plus dure du voyage. Après avoir passé la matinée au poste-frontière de Guergarat, Laye réussit à faire passer sa voiture par la douane et l’immense scanner de contrôle. Il règle assez rapidement les formalités grâce à un “facilitateur”, un Mauritanien qu’il connaît depuis qu’il a commencé à faire les allers-retours entre le Maroc et le Sénégal en 2008. A l’aide de bakchich à droite et à gauche, la camionnette rouge traverse le no man’s land entre le Maroc et la Mauritanie, surveillée depuis une butte par la Minurso.
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Sous une chaleur de plus de 40 degrés, le chauffeur reprend la route à 30 km/h alors que le macadam coupe le désert en deux d’une ligne droite. “Regarde, le goudron chaud et abîmé fait exploser les pneus”, s’exclame Laye en montrant le cimetière de caoutchouc noir qui borde la route. “Parfois tu tombes en panne, mais il n’y a pas de mécanicien sur 200 kilomètres, il faut faire demi-tour et tu perds beaucoup d’argent”, raconte en connaissance de cause le chauffeur.
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Cela n’a pas manqué. Après des heures de mauvaise route, après avoir passé laborieusement les dunes de sable qui recouvrent la nationale, traversé Nouakchott et parcouru des kilomètres de piste, la roue arrière droite crève d’un claquement sec à seulement quelques kilomètres du Sénégal. Pas de panique, le chauffeur, habitué, arrête sa camionnette au milieu de la piste déserte et prend son cric dans l’espoir de soulever le véhicule chargé de plusieurs tonnes de marchandises. Un cric bien trop petit qui n’aurait jamais permis de changer la roue sans l’aide d’un Mauritanien au volant de son 4x4 qui passait par là. En reprenant le volant, Laye, tout sourire, arrive à capter la radio sénégalaise. L’arrivée au pays de la Teranga est imminente.
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Au petit poste-frontière de Diama, même rituel qu’en Mauritanie. A peine la fine barrière en fer soulevée, le chauffeur salue Amadou, un “facilitateur” qui l’accompagne dans les démarches jusque de l’autre côté du fleuve Sénégal. Ici, tout le monde connaît Laye qui reprend le business qu’il avait délaissé en Mauritanie. Il liquide même jusqu’à son propre téléphone portable. “Je l’ai vendu 2000 dirhams, alors que je l’avais acheté moins de 1500”, s’enthousiasme-t-il. Mais cette fois-ci, les négociations sont longues avec la douane sénégalaise qui lui demande plus de 300 000 CFA (5000 DH), soit le double du prix attendu par Laye. Des négociations qui se terminent dans les bureaux des douaniers, auxquels Laye vend parfums et chaussures que chacun essaie gaiement.
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En six jours de voyage, la camionnette de Laye a été arrêtée près d’une trentaine de fois entre le sud du Maroc, la Mauritanie et le Sénégal. A chaque fois, le bakchich est roi, quelle que soit la nationalité des autorités. “Pourtant, je suis en règle”, revendique Laye, qui s’acquitte de bon cœur des différentes amendes pour surcharge ou rétroviseurs cassés, en échange d’un reçu. “Mais les gendarmes veulent de l’argent”, se plaint-il. Le businessman joue alors sur ses connaissances quand il le peut.
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En pleine nuit, dans les rues désertes et ensablées de Saint-Louis à peine éclairées, la camionnette arrive à faible allure devant la petite boutique de Fatoumata, commerçante sénégalaise d’une quarantaine d’années. A la seule lumière d’une ampoule, Laye grimpe avec agilité sur sa cargaison. A l’aide de deux acolytes, il décharge les bagages, coupe les filets, jette des valises d’un côté, garde certains cartons de l’autre. Seulement onze grands sacs entrent dans la boutique aux portes de fer forgé de Fatoumata. “Ce sont des vêtements, des chaussures, des babouches, des parfums et autres produits que j’ai achetés à des commerçants marocains”, explique la femme habillée de son jogging rouge et noir qui tient fermement dans sa main un portefeuille et un carnet de commande. Après avoir vérifié la marchandise, elle négocie une dernière fois le prix du transport, avant de tendre une liasse de plus de 570 000 francs CFA (8300 DH) à Laye. Cela fait des années qu’elle travaille avec lui pour ravitailler sa boutique en produits marocains. Fatoumata achète des babouches pour 70 à 80 DH l’unité au Maroc, prix auquel il faut ajouter 20 DH pour le transport et les douanes. Mais les chaussures traditionnelles marocaines, qui font fureur à Saint-Louis, se revendent entre 200 et 300 DH. “D’autres sacs de marchandises doivent arriver dans une autre camionnette qui vient de Casa”, souligne la commerçante qui renouvelle ses stocks tous les deux mois. Pour Laye et ses voyageurs, la route n’est pas encore finie. “Je ne suis pas fatigué, je suis mort”, souffle Laye, qui a dû défaire tout son savant montage pour récupérer les sacs de Fatoumata.
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Au lever du soleil, la camionnette démarre à nouveau. Laye effectue d’une traite les derniers kilomètres qui le séparent de Dakar, où l’attend sa femme. C’est elle qui gère leur petite boutique, située dans la rue d’à côté. “J’emporte tout le Maroc avec moi, même le goudron si je pouvais”, explique le transporteur pour qui ce métier, épuisant, est une réelle source de revenu. Au total, il estime avoir transporté pour plus de 20 000 DH de marchandises dans sa voiture. “A la fin, il me reste entre 10 et 15 000 DH nets en fonction des aléas de chaque voyage”, évalue-t-il, en plus des marchandises qu’il vendra dans sa propre boutique. Ce business en fait rêver plus d’un. L’un des Sénégalais de la voiture a d’ailleurs onze cartons de savon noir et d’huile d’argan sur le toit grâce auxquels il espère gagner 7000 DH nets. “Mon but, c’est d’ouvrir beaucoup de boutiques dans le centre de Dakar”, rêve Laye, alors qu’il s’allonge dans la seule pièce qui compose sa maison. Dans une semaine, il reprend la route dans le sens inverse, cette fois-ci chargé de poisson séché, miel, tissus wax, riz et tam-tam.
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