Régionalisation avancée : un projet de règne qui interpelle ses acteurs ?

Par Abdelali Doumou

Lors de son dicours du 9 mars 2011, le roi Mohammed VI avait insisté sur la réforme de l’organisation territoriale. Depuis, seules quelques réformettes ont vu le jour, dévoyant ainsi la philosophie et les ambitions exprimées par Sa Majesté le Roi sur le chantier de la régionalisation.

Le contexte institutionnel et politique du Maroc est dominé depuis 2008 par la nécessité d’une réforme globale de l’organisation territoriale de l’Etat.

Après de nombreuses plaidoiries du chef de l’Etat (près de 17 discours consacrés à la régionalisation avancée), ce projet de règne a progressivement pris forme, se focalisant sur l’émergence des territoires en tant qu’espaces de proximité où l’élaboration synchronisée des politiques publiques est supposée répondre aux demandes sociales avec une participation effective des citoyens.

Eviter ”le millefeuille territorial” ?

L’initiation de ce projet de règne aurait dû conduire à l’émergence de parlements régionaux afin d’éviter la multiplication des exécutifs et le “millefeuille territorial” dont souffre aujourd’hui la France, tout en garantissant une plus grande participation de la population à l’élaboration des actions publiques au sein des territoires (voir La Banque Mondiale et le Maroc : bilan d’étape de plusieurs années de collaboration, Policy Center of the South, mars 2024). 

Cependant, les orientations de la Commission royale sur la régionalisation avancée intervenues trois ans avant la réforme de la Constitution, étaient trop conservatrices, surtout quand on les compare au ton volontariste du chef de l’État lors de son discours du 9 mars 2011. Il avait alors insisté sur l’importance de la réforme de l’organisation territoriale en tant que vecteur de la réforme de l’État. Malheureusement, les orientations de la Commission royale sur la régionalisation ont continué à être déclinées, sous la forme de réformettes anachroniques.

Le résultat logique : la déclinaison des réformes en cours est en train de dévoyer la philosophie et les ambitions exprimées par Sa Majesté le Roi (voir la lettre royale adressée en décembre dernier aux participants des Assises nationales sur la régionalisation avancée à Tanger).

Une Charte nationale de la déconcentration qui entrave la convergence des politiques publiques au sein des territoires

L’exemple le plus criant de ce décalage est non seulement le retard accusé dans la mise en œuvre de la Charte nationale de la déconcentration, mais surtout la logique qui sous-tend sa conception. Le décret adopté par le gouvernement en 2017 est le résultat des résistances sectorielles des membres du gouvernement : au lieu de consacrer la convergence des politiques publiques dans les territoires, la Charte institue davantage la dispersion de l’État et l’émiettement des actions publiques en préservant la logique sectorielle, verticale et descendante de la programmation et de l’exécution des actions publiques dans les territoires.   

Or, l’enseignement majeur en matière de gestion des territoires, corroboré par une large expérimentation sur le terrain, est que le territoire est une construction sociale. Une construction territoriale ne peut être octroyée d’en haut sans mobiliser des acteurs locaux et valoriser des ressources spécifiques dont, en premier lieu, le cumul des savoir-faire de ses populations. Cette mobilisation et cette valorisation peuvent même transformer les handicaps géographiques, naturels et autres en atouts favorisant une construction territoriale.

L’avantage comparatif versus l’avantage différenciatif

 En économie des territoires, la théorie de “l’avantage comparatif” de l’économiste David Ricardo, selon laquelle certains territoires sont prédisposés à une compétitivité aiguë, cède la place à “l’avantage différenciatif”, selon laquelle la spécificité des ressources est la base de la construction d’une vocation économique réelle.

Le monde regorge de cas dans lesquels c’est “l’avantage différenciatif” qui a permis la construction de vocation territoriale de régions qui semblaient pourtant condamnées à une grande fragilité socio-économique. Cet aspect est analysé en profondeur dans notre ouvrage en cours de publication (État et territoires au Maroc) mais il convient d’évoquer quelques exemples significatifs.

L’exemple le plus convaincant est celui du Japon : dépourvu de ressources apparentes, il a construit sa vocation économique grâce au savoir-faire de ses populations. Des territoires sinistrés ont valorisé leurs produits du terroir, comme le bœuf de Kobé qui est devenu l’une des viandes les plus convoitées au monde.

Dans d’autres pays plus proches de nous, des régions montagneuses, initialement enclavées, ont trouvé leur vocation économique grâce à leur savoir-faire dans la valorisation de leurs ressources spécifiques (produits du terroir) et dans l’aménagement de zones touristiques en dépit du caractère rustique de leur climat.

Dans notre pays, alors qu’une ville comme Essaouira a été négligée par le programme autoroutier du gouvernement qui s’arrête à Chichaoua et à Safi, la mobilisation de ses acteurs locaux a permis de mettre en avant son “avantage différenciatif” : la promotion de la culture locale. Celle-ci génère ainsi une richesse et une attractivité à même d’améliorer le niveau de vie des populations.

Essaouira est l’exemple de destination ayant réussi à s’ériger en tant que marque à part entière grâce à ses spécificités culturelles, et ce malgré le manque de liaisons avec les autres régions du royaume.Crédit: Yassine Toumi/TelQuel

Ces développements introductifs visent à montrer que la construction de territoires avec des vocations réelles est le produit de trois facteurs majeurs :

  1. La mobilisation des acteurs locaux autour d’un projet de territoire ;
  2. La valorisation des savoir-faire des populations et l’identification de ressources spécifiques ;
  3. La pertinence et l’adaptabilité des politiques institutionnelles à la diversité territoriale.

Or, le projet actuel de réforme de l’organisation territoriale de l’État repose toujours sur le modèle du “territoire octroyé” d’en haut par des politiques sectorielles élaborées en silo et émiettées au sein des territoires. L’absence d’un cadre législatif qui définit les prérogatives d’un représentant unique de l’État au sein des régions annonce une grande dispersion des actions publiques, ce qui entrave toute convergence des politiques publiques.

De même, les réformes de la décentralisation sont mitigées, car elles n’ont pas défini avec précision les missions des différentes collectivités territoriales en renforçant leur complémentarité selon leur échelon : local, provincial-préfectoral et régional.

Ces différentes remarques montrent que le Maroc aurait pu éviter les impasses du modèle dualiste d’organisation territoriale et échapper à la forte bureaucratisation caractérisant le millefeuille territorial français qui nous inspire. Un modèle aujourd’hui décrié par ses acteurs et toute la classe politique : il a conduit à une impasse budgétaire en raison de l’importance des administrations centrale et territoriale ainsi que de la confusion et du chevauchement de leurs prérogatives.