[Tribune] Il est temps de déconstruire les dynamiques patriarcales au cœur du Code de la famille

La réforme du Code de la famille est une occasion historique. Une occasion de rompre avec des décennies d’inégalités, de lois injustes et de privilèges masculins qui écrasent les femmes, enferment les hommes et freinent l’ensemble de notre société. Mais allons-nous oser ? Ou allons-nous, encore une fois, céder à la peur du changement ?

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Manifestation devant le Parlement à Rabat à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2023. Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel

Les lois ne sont pas neutres. Le Code de la famille, tel qu’il existe aujourd’hui, reflète les dynamiques de pouvoir d’un autre âge : un monde où les hommes héritent plus, décident plus et profitent plus — au détriment des femmes et des enfants.

“En refusant d’utiliser les tests ADN, la Moudawana condamne les enfants nés hors mariage à une vie de marginalisation. Pas de nom. Pas de droits. Pas de dignité.”

Abdelmajid Moudni, cofondateur de Kif Mama Kif Baba et directeur de Médias et Cultures, centre d’éducation par les médias et la culture sur les masculinités et la justice de genre.Crédit: DR

Prenez le système de taâsib. Ce mécanisme patriarcal garantit que les hommes héritent au détriment des femmes, même si ces hommes n’ont jamais joué un rôle dans la vie de la famille. Une sœur hérite de moitié moins qu’un frère, simplement parce qu’elle est née femme. Ces injustices ne sont pas seulement dépassées : elles sont destructrices.

Et que dire des enfants nés hors mariage ? En refusant d’utiliser les tests ADN pour établir leur paternité, la loi les condamne à une vie de marginalisation. Pas de nom. Pas de droits. Pas de dignité. Dans un Maroc qui se veut égalitaire, ces discriminations n’ont plus leur place.

La Qiwâmah et l’article 400 : un duo au service du patriarcat

Le concept de Qiwâmah, souvent traduit comme la “prééminence” ou la “direction” de l’homme sur la femme, est profondément enraciné dans les perceptions culturelles et religieuses marocaines. Cette vision traditionaliste, bien qu’ancrée dans un contexte historique de dépendance économique des femmes, est aujourd’hui utilisée pour légitimer la domination masculine au sein des foyers.

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En réalité, la Qiwâmah, lorsqu’elle est replacée dans son contexte historique et scripturaire, ne confère aucunement une autorité ou un privilège aux hommes. Il s’agit d’une responsabilité matérielle assignée aux hommes à une époque où les femmes étaient économiquement dépendantes. Mais dans le Maroc d’aujourd’hui, où de nombreuses femmes contribuent, voire assurent, la prise en charge économique de leur foyer, maintenir cette vision hiérarchique est une aberration.

Les enquêtes montrent que 87% des Marocains rejettent l’idée que la Qiwâmah puisse s’appliquer à une femme qui subvient seule aux besoins de la famille. Cette adhésion à une vision traditionaliste ne fait que renforcer les stéréotypes genrés et justifier des discriminations structurelles. Elle contribue à figer les rôles des femmes dans une complémentarité subordonnée, loin des principes d’égalité promus par la Constitution de 2011.

Manifestation devant le Parlement à Rabat à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2023.Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel

L’article 400 du Code de la famille renforce cette dynamique. En stipulant que tout ce qui n’est pas explicitement couvert par la Moudawana doit être réglé selon le fiqh malékite, cet article ouvre la porte à des interprétations patriarcales des relations hommes-femmes, y compris celles basées sur la Qiwâmah. Ce mécanisme juridique permet de contourner les réformes égalitaires en s’appuyant sur une vision conservatrice et hiérarchique de la famille.

Ce lien entre la Qiwâmah et l’article 400 pose un véritable problème : il maintient un cadre où les relations familiales sont basées sur une complémentarité inégalitaire, plutôt que sur un partenariat égalitaire. Tant que l’article 400 existe, même les avancées juridiques, comme la direction conjointe du foyer (article 4 de la Moudawana) ou les principes constitutionnels d’égalité risquent d’être vidés de leur sens par des jugements basés sur des normes traditionnelles.

Les privilèges masculins, un piège pour tous

Mais soyons clairs : ce système ne fait pas que nuire aux femmes. Il enferme aussi les hommes. Profiter des privilèges masculins signifie souvent se conformer à une norme toxique de masculinité : ne pas montrer ses émotions, toujours dominer, ne jamais demander d’aide.

“Les féminicides, les mariages forcés, les inégalités dans l’héritage et les discriminations professionnelles sont les conséquences directes de lois mal pensées qui figent des rôles, des rapports de pouvoir, et des injustices”

Ce modèle pousse les hommes à l’isolement émotionnel, à des relations superficielles et à des comportements destructeurs — pour eux-mêmes et pour les autres. Les violences conjugales, les abus, les discriminations ne sont que la partie visible de l’iceberg.

Et pour les femmes ? Ces masculinités toxiques se traduisent par une violence systémique : violences physiques, économiques, psychologiques. Les féminicides, les mariages forcés, les inégalités dans l’héritage et les discriminations professionnelles ne sont pas des fatalités. Ils sont les conséquences directes de lois mal pensées. Des lois qui figent des rôles, des rapports de pouvoir, et des injustices.

Une réforme pour aujourd’hui, pas pour hier

Il est temps de changer. Pas timidement. Pas par des demi-mesures. Cette réforme doit être à la hauteur des attentes d’un Maroc qui aspire à l’égalité. Voici ce qu’elle doit inclure :

• Abolir le taâsib et garantir une égalité parfaite dans l’héritage.
• Reconnaître les droits des enfants nés hors mariage, notamment grâce aux tests ADN.
• Interdire définitivement la polygamie, qui n’a pas sa place dans une société moderne.
• Supprimer les mariages précoces, sans aucune exception, pour protéger nos jeunes filles.
• Repenser la Qiwâmah et abroger l’article 400, pour éliminer les bases juridiques qui légitiment encore les inégalités entre les sexes et garantir des relations familiales fondées sur l’égalité et le partage des responsabilités.

Ce n’est pas seulement une question de justice pour les femmes. C’est une question de dignité humaine, pour chaque individu, et de progrès pour toute la société.

Aux parlementaires : le courage ou la complicité

Maintenir des lois inégalitaires, c’est renforcer des dynamiques de pouvoir injustes. C’est dire à des générations de femmes qu’elles valent moins que leurs frères. C’est enfermer les hommes dans un modèle oppressif qui détruit autant qu’il contrôle.

“Maintenir des lois inégalitaires, c’est renforcer des dynamiques de pouvoir injustes. C’est dire à des générations de femmes qu’elles valent moins que leurs frères”

Les lois ne sont pas de simples textes. Elles façonnent nos rapports aux autres, elles définissent ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Une loi mal faite n’est pas qu’une erreur administrative : c’est une injustice gravée dans le marbre, avec des conséquences pour des millions de vies.

Ce Code de la famille n’est pas qu’une réforme technique. C’est une bataille pour l’âme de notre société. Oser l’égalité, c’est poser les bases d’un Maroc où chaque individu — femme, homme, enfant — peut vivre avec dignité. Alors, parlementaires, aurez-vous ce courage ?

Abdelmajid Moudni est cofondateur de Kif Mama Kif Baba et directeur de Médias et Cultures, centre d’éducation par les médias et la culture sur les masculinités et la justice de genre.