Ayoub Layoussifi : “Pour moi, voir une chikha chanter, c’est comme voir Jim Morrison ou Jimi Hendrix”

Co-réalisé par Ayoub Layoussifi et Zahoua Raji, le court métrage “Chikha” vient de remporter le prix Baobab du meilleur court-métrage lors du festival Film Africa, qui s’est déroulé du 25 octobre au 3 novembre à Londres. Rencontre avec Ayoub Layoussifi, acteur, co-auteur et co-réalisateur du film.

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Ayoub Layoussifi, acteur, co-auteur et coréalisateur du court-métrage "Chikha". Crédit: DR

TelQuel : “Chikha”, c’est l’histoire d’une jeune fille de 17 ans dont la mère est chikha (chanteuse et danseuse de musique populaire marocaine), et qui est tiraillée entre sa vie intime et personnelle et les exigences d’une tradition artistique familiale souvent sous-estimée, qu’elle doit perpétuer. D’où est venue l’idée du film et quel est le message ?

Ayoub Layoussifi : L’idée originale vient de ma co-autrice Zahoua Raji, également directrice artistique du film et coréalisatrice de ce court-métrage. On a toujours été attirés par l’univers des chikhates, une tradition avec laquelle on a grandi au Maroc. On voulait donc savoir qui sont ces femmes-là. C’est comme ça qu’on a eu l’idée de faire un film de fiction, co-écrit avec Yamina Zarou.

L’histoire raconte le dilemme d’une jeune fille de 17 ans, tiraillée entre une vie simple, normale, et une deuxième consistant à perpétuer cette tradition familiale que condamne Youssef, son amoureux. 

L’histoire se déroule dans le Maroc des années 1990, notamment en 1994, où la réputation de la chikha s’est détériorée. Le mot est même devenu une insulte, alors que les chikhates sont des femmes fortes, elles étaient les premières femmes libérées des codes sociétaux qui chantaient l’art de l’Aïta.

Depuis le mois d’octobre, le film est en lice pour plusieurs prix internationaux. Êtes-vous satisfait de ce début ?

Pour le mois d’octobre, notre première mondiale a été avec Film Africa à Londres, où nous avons remporté le Baobab Award du meilleur court-métrage. On était au Belo Horizonte International Short Film Festival, au Brésil, et à l’Arab Film Festival de San Francisco aux États-Unis.

En novembre, on enchaîne avec le Miami Short Film Festival, où on est nominé pour le meilleur court-métrage étranger. Vient ensuite notre première française, avec le Festival européen du film court de Brest. Après, on part en Pologne pour représenter le Maroc fin novembre à la 42e édition du Festival du film jeune public ALE KINO.

Quant aux deux prochaines dates, ce sera avec le Festival international du film de la Mer Rouge en Arabie saoudite (RED SEA International Film Festival), où l’on est en compétition officielle, et les Journées cinématographiques de Carthage, également en compétition officielle.

Nous sommes très heureux de ce début, mais le chemin est encore long pour faire parler du film. Pour sa sortie, on prévoit une avant-première à Paris et une autre au Maroc, au cinéma Renaissance, en collaboration avec la Fondation Hiba, un événement qui comprendra et la projection du film et un spectacle de chikhates, en janvier 2025.

Il faut que le film voyage encore en festivals partout dans le monde, pour qu’il parle de lui-même et de notre culture, y compris au Maroc, car il s’agit d’un produit marocain soutenu par le CCM et reflétant notre identité.

Comment cette tournée des festivals pourrait-elle promouvoir l’art de l’Aïta, faisant partie intégrante de notre culture ?

Le meilleur moyen en est de diffuser et de parler du film. On fournit des vidéos de présentation, on parle de l’Aïta en tant qu’art et non seulement comme folklore, un art dont on est fier, qui existe depuis l’époque du Protectorat français et peut-être même avant cette période. C’est un art qui existe dans diverses régions du Royaume, et chaque région a ses propres spécificités : l’Aïta Zaaria l’Aïta Abdia, l’Aïta Al Jablia, etc. Ces festivals peuvent donc promouvoir l’art de l’Aïta comme un art ancestral, poétique, qui se transmet de génération en génération.

Il y a deux ans, en 2022, la série L’Maktoub, diffusée sur la deuxième chaîne nationale 2M, et qui traite du même sujet, n’est pas passée inaperçue et a fini par engendrer débats et critiques. Comment réconcilier les spectateurs et cinéphiles marocains avec leur culture ancestrale, en l’occurrence l’art de l’Aïta ?

Chaque œuvre artistique est faite pour être critiquée. S’il n’y avait pas de critiques, c’est que l’œuvre ne signifie rien. On peut réconcilier les spectateurs avec leur culture ancestrale en les invitant à venir voir les films dans les salles et pendant les festivals, en leur ouvrant les portes pour qu’ils entrent voir les productions, en les faisant participer aux débats, où l’on peut partager avec eux les fruits de nos recherches, qu’ils pourraient ne pas connaître.

Dès sa première semaine de diffusion, la série L’Maktoub a été regardée par près de 11 millions de spectateurs.

Chikha Kharboucha, à titre d’exemple, faisait passer des messages à travers ses paroles et ses chansons, contribuant ainsi à la résistance nationale. C’est important de parler avec les spectateurs des chansons créées dans certains contextes. Ils doivent comprendre qu’ils ne doivent pas avoir honte de leurs traditions, c’est notre identité, il faut qu’on en soit fier.

Cette fierté est à même de pousser notre culture au-delà du Maroc. Pour moi, voir une chikha chanter sur le podium, c’est comme voir de grands artistes comme Jim Morisson ou Jimi Hendrix. À mes yeux, la valeur des chikhates est à ce niveau d’importance.

Si le spectateur change son regard à l’égard de la chikha, il sera en mesure de comprendre que les chikhates sont des artistes, et l’Aïta un art à part entière.

Le septième art marocain est de plus en plus présent et primé dans de prestigieuses compétitions internationales. Dans quelle mesure peut-on parler de résurrection du cinéma marocain ?

Pour moi, il ne s’agit pas d’une résurrection. Ce sont des récompenses amplement méritées. Aujourd’hui, il y a un cinéma primé partout dans des festivals à Venise, Cannes, Berlin… ce n’est donc pas une résurrection, c’est le résultat d’un travail lancé par les pionniers du cinéma marocain et qui se concrétise avec la jeune génération de cinéastes. Je pense que, petit à petit, le cinéma marocain s’impose.

À partir du moment où l’on travaille et on raconte des histoires purement et typiquement marocaines, ça plaît, parce que c’est authentique, ce n’est pas mesquin ou misérabiliste. De jeunes réalisateurs et producteurs osent certaines choses, un style différent. Ils prennent des risques.

Pour Rita Kribi (Rita l’Oujdia), la jeune chanteuse qui joue Fatine, c’est une première apparition à l’écran. Une ouverture sur les jeunes talents ?

Dès le départ, on cherchait une jeune fille avec un caractère fort, une présence, et on voulait quelqu’un qui sache chanter et danser, on a donc fait un casting sauvage, au sein de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle (l’ISADAC), sur les réseaux sociaux, dans les écoles de cinéma…

On avait vu Rita sur les réseaux sociaux. C’était quelqu’un qui chantait, dansait, qui écrivait ses chansons, qui connaissait le chant et la culture musicale. On l’a petit à petit initiée à la culture de l’Aïta. Quand on a discuté avec elle, elle était exactement comme le personnage qu’on avait écrit. Forte, belle, jeune, intelligente, elle a une belle voix, elle prend des décisions et avance bien dans sa vie.

Rita aura, sans doute, un bel avenir dans le cinéma marocain et international.

Coréalisé par Ayoub Layoussifi et Zahoua Raji, le court-métrage Chikha, produit par Najib Derkaoui (Maroc) et David Azoulay (France), avec le soutien du CCM, Doha Film Institute, France Télévisions, la SACEM et la Fondation Hiba, vient de remporter le prix Baobab pour le meilleur court-métrage, discerné par la Royal African Society, lors du festival Film Africa de Londres, qui s’est déroulé du 25 octobre au 3 novembre.

Le film raconte l’histoire de Fatine (Rita L’Oujdia), 17 ans, qui vit à Azemmour avec sa mère Nadia (Sanaa Gueddar), alors Chikha, et avec son grand-père (Hassan Boudour). Son bac en poche, Fatine est tiraillée entre perpétuer sa filiation artistique ou s’engager dans une vie plus rangée avec Youssef (Oussama Fal), son amoureux, qui condamne l’héritage artistique de sa famille.

L’histoire se déroule dans le Maroc des années 1990, notamment dans la ville d’Azemmour, un lieu qui n’est pas anodin. “Dès le début, Azemmour était un choix. On voulait travailler sur l’Aïta Al Abdia (Safi, El Jadida, Doukkala)”, raconte Ayoub Layoussifi. “C’est pour cela qu’on voulait l’ancrer dans Azemmour, qui est une ville très significative que j’aime particulièrement, et où j’ai tourné mon précédent court-métrage ‘Tikitat-A-Soulima’ (2017). Elle m’a porté chance et c’est un hommage que je lui rends.”