Depuis plusieurs semaines, de nombreuses zones de Casablanca ont été prises de convulsions spectaculaires. La noble artère de Zerktouni, par exemple, notre fleuve à nous, a été retournée avec énergie et enthousiasme par une cohorte d’ouvriers qui s’acharnent jour et nuit, en mode hamla. Partout, on creuse, on coule, on abat, on plante, on construit, c’est impressionnant.
Face à cette grandiose initiative, le Boualem est partagé (il a appris la nuance avec l’âge). Bien entendu, une de ses têtes lui dit que c’est très bien de s’occuper un peu de cette ville, d’entretenir nos boulevards, qu’il était temps, 3laslamtkom, etc. Et qu’après tout, il faut bien accepter un peu d’inconfort pour améliorer son environnement, ce genre de propos dignes d’un mariage, sur fond de chams al achiya, vous voyez le truc. Mais il y a une autre tête, celle qui l’emporte en général quand il faut s’exprimer sur cette page, qui ne peut s’empêcher de geindre.
Pour commencer, le Guercifi nourrit, par principe, la plus grande méfiance à l’égard du mode hamla. Rappelons, pour les étrangers qui nous lisent, qu’il s’agit d’appliquer soudain la loi quelque part, avec une rigueur aussi tatillonne qu’éphémère. Autrement dit, on a détruit les terrasses clandestines du boulevard Zerktouni en octobre, mais elles existent toujours sur Souktani, juste à côté. Or, l’application ponctuelle de la loi, limitée temporellement et géographiquement, pose un problème philosophique à notre héros, prenez-le comme vous voulez. Mais ce n’est pas tout, il y a pire que cette petite gêne conceptuelle.
“Il est fort probable que, dans l’esprit de nos responsables, la sécurité ait été remplacée par la célérité. Oui, vous allez souffrir, mais ça va aller vite, donc ça ne vaut pas le coup d’organiser des chemins provisoires”
Le bougre, à chaque fois qu’il tente de regagner son logis, est soumis au stress de devoir évoluer en milieu instable, physiquement s’entend. Il traverse des saignées sur des petits bouts de bois branlants, promus au rang de ponts urbains, saute pour éviter les matières mouvantes, observe les coulées longuement avant de déterminer son chemin, tel un indien sioux en traque dans le Nebraska. Car, hélas, rien n’a été prévu pour sa sécurité, et c’est ce qu’on appelle un euphémisme. Pourtant, comme souvent, il devrait remercier le bon Dieu, car il y a pire qu’un piéton sur ce boulevard en mutation.
Les deux roues, par exemple, sont condamnés à des chutes aussi douloureuses que ridicules à cause des stries implacables qui zèbrent désormais le boulevard. Il est fort probable que, dans l’esprit de nos responsables, la sécurité ait été remplacée par la célérité. C’est-à-dire que, oui, vous allez souffrir, peut-être même vous blesser, mais ne vous inquiétez pas, ça va aller vite, donc ça ne vaut pas le coup de vous organiser des chemins provisoires. C’est du moins la supposition du Boualem, condamné à la supputation par l’absence de communication et à l’optimisme par absence de plan B.
“Un petit panneau, donc, avec des pardons et des bisous, aurait propulsé nos autorités dans les hautes sphères de l’amour public, juste à côté de Amrabat le brave, mais déjà qu’ils réparent la ville, ils ne vont pas, en plus, s’excuser de le faire”
Revenons à notre ami Zerktouni, s’il vous plaît, et excusez cette chronique un peu décousue. Le Guercifi souffre donc que personne ne lui ait expliqué le projet qui le condamne à manger de la poussière en quantités industrielles, voilà l’objet de sa vexation. Pourtant, tout le monde sait que les Marocains sont de grands sensibles et, lorsqu’on s’excuse auprès d’eux, ils deviennent automatiquement affables. Un petit panneau, donc, avec des pardons et des bisous, dans n’importe quelle langue, aurait propulsé nos autorités dans les hautes sphères de l’amour public, juste à côté de Amrabat le brave, mais personne n’y a pensé. Déjà qu’ils réparent la ville, ils ne vont pas, en plus, s’excuser de le faire : il faut se ressaisir avant d’écrire des bêtises pareilles Monsieur Boualem, on vous a connu plus pertinent, et merci.