C’était il y a presque 25 ans. Je me souviens clairement de cette matinée printanière du dimanche 13 mars 2000, sur la route menant de Casablanca à Rabat, où l’on était une dizaine de jeunes étudiants et militants entassés dans un bus brinquebalant appartenant à un syndicat de gauche. Nous nous dirigions vers la capitale pour participer à une manifestation de soutien au projet de réforme de la Moudawana, élaboré à l’époque par le gouvernement de Abderrahmane Youssoufi et son ministre Saïd Saadi.
Mais sur la route, en regardant à gauche, nous avons aperçu d’autres bus, une interminable flotte de véhicules qui allaient dans l’autre sens, vers Casablanca. Il s’agissait des participants à l’autre manifestation, organisée par le mouvement islamiste, pour s’opposer au même projet. Comme dans un match de football, où l’on devine dès les premières touches de balle chez l’équipe adverse si l’on pourrait gagner ou bien perdre lourdement, nous savions déjà que la partie était pliée.
Les islamistes, toutes tendances confondues, avaient transformé cette manifestation en une démonstration de force, un acte de naissance musclé de leur présence politique. Les images montraient une masse humaine compacte et disciplinée, avançant en blocs, les hommes étant séparés des femmes. Cette impressionnante marche était l’aboutissement de semaines de galvanisation et de mobilisation de l’opinion publique.
“Les islamistes ont toujours fait de la Moudawana un marqueur identitaire, un outil de mobilisation, une arme pour affaiblir leurs adversaires : la mère de toutes les batailles”
Les islamistes ont fait feu de tout bois pour monter les Marocains contre le projet de réforme. Et leur discours a trouvé un terrain propice, un écho favorable chez de larges franges de la population marocaine. Un changement qui touche la Moudawana, cette loi régissant des questions aussi sensibles que le mariage, le divorce, la filiation et l’héritage, ne peut être que délicat et risqué. Les islamistes, au Maroc et ailleurs, ont toujours fait de ce sujet un marqueur identitaire, un outil de polémique et de mobilisation, une arme pour affaiblir leurs adversaires : la mère de toutes les batailles.
Il y a tout d’abord l’importance sociale et culturelle de la loi sur le statut personnel, qui permet de mesurer les mutations et les évolutions au sein d’une nation. Elle est le baromètre ultime de la transformation des individus et des familles, ainsi que du degré de modernisation d’un pays. Et dans un pays musulman comme le Maroc, elle revêt un intérêt particulier.
C’est dans la Moudawana que résident encore les derniers principes et dispositions du droit musulman, vestiges de siècles de fiqh et d’avis émis par des oulémas appartenant au rite malékite. L’apparition de l’État-nation, le protectorat, la substitution de l’école coranique par l’école moderne, le remplacement du cadi traditionnel par le juge, ont mis fin à un système juridique et religieux quasi millénaire. Le droit positif, élaboré par des juristes et non par des oulémas, et appliqué par des tribunaux et une administration modernes, a pris la place d’un ancien ordre juridique basé sur la charia musulmane.
Depuis l’indépendance, la loi au Maroc est essentiellement moderne, sécularisée et positive. Des milliers d’articles et de mesures juridiques ne se réfèrent aucunement au droit musulman, mis à part cet irréductible bastion formé d’une dizaine d’articles que l’on retrouve encore dans la Moudawana.
La véhémence des réactions au sein des milieux conservateurs face à toute tentative de réforme de cette loi provient en grande partie d’une telle situation historique. C’est un dernier combat pour préserver les traces d’un ancien monde dont ne subsistent que quelques articles de droit, aussi importants et sensibles soient-ils. Toutes les précautions politiques prises et la sanctuarisation des réformes de la Moudawana, en recourant, à juste titre, à l’autorité religieuse du roi, résultent de cette configuration, héritage de plus d’un siècle de changements et de bouleversements. Cela explique pourquoi elle a toujours été la mère de toutes les batailles pour les islamistes marocains, et leur dernier combat aussi.