En 1906, quelques mois avant la tenue de la Conférence d’Algésiras, qui allait sceller le sort du fragile Empire chérifien, le sultan Moulay Abdelaziz convoqua les notables pour les consulter sur les mesures à prendre afin de faire face aux visées étrangères qui menaçaient la souveraineté du pays. Les finances du royaume étaient exsangues, les puissances coloniales (notamment française et espagnole) piaffaient pour dépecer le Maroc, et les tentatives de réforme du vieux Makhzen par le sultan Moulay Hassan 1er et son successeur Moulay Abdelaziz peinaient à redresser le pays.
L’heure était grave et une réaction énergique s’imposait. Moulay Abdelaziz, si injustement jugé par l’histoire, essaya alors de jeter les fondements d’un parlement marocain, une sorte d’assemblée consultative, capable de délibérer collectivement et d’épauler Sa Majesté chérifienne dans cette phase décisive.
El Hajoui décrit la déception de Moulay Abdelaziz : “Le sultan s’est aperçu qu’il n’y avait pas un seul homme raisonnable parmi ces gens (les notables réunis en assemblée, ndlr) et décida de ne plus jamais les convoquer !”
Après avoir dressé aux notables présents un sombre tableau de la situation, Moulay Abdelaziz demanda leur avis. Dans ses Mémoires, Mohamed Ben Hassan El Hajoui, esprit réformateur et grand commis du Makhzen, rapporte que les notables se sont divisés en deux clans. Ceux qui n’avaient rien à dire et se contentaient d’ânonner qu’ils seraient d’accord avec tout ce que le sultan déciderait, car “Dieu et Sa Majesté savent mieux que nous”, et une deuxième faction, prise par une fièvre martiale et qui exhortait Moulay Abdelaziz à proclamer le Jihad contre les puissances européennes, évidemment sans armée régulière et équipée, sans préparation et sans moyens conséquents. El Hajoui décrit la déception du jeune souverain et termine son récit par cette phrase : “Le sultan s’est aperçu qu’il n’y avait pas un seul homme raisonnable parmi ces gens et décida de ne plus jamais les convoquer !”.
L’éphémère assemblée consultative de Moulay Abdelaziz préfigure l’expérience parlementaire actuelle. Bien sûr que le Maroc de nos jours n’a rien à voir avec l’évanescent Empire chérifien d’il y a plus d’un siècle, mais les deux institutions ont en commun l’inanité de l’action et la faiblesse de ceux qui les composent. Nous vivons malheureusement, depuis les élections de 2021, une décevante vie parlementaire et politique.
“Ces parlementaires ne sont ni de gauche ni de droite, ni conservateurs ni libéraux, ils n’appartiennent qu’à eux-mêmes et ne répondent qu’à leurs propres intérêts”
Cette situation est le résultat d’une arrivée massive des notables dans l’hémicycle, notamment au sein de la Chambre des représentants. Ils sont sans appétence pour le débat public et sans une véritable colonne vertébrale idéologique et politique. Ces parlementaires ne sont ni de gauche ni de droite, ni conservateurs ni libéraux, ils n’appartiennent qu’à eux-mêmes et ne répondent qu’à leurs propres intérêts. Ce sont des terminators électoraux, une redoutable machine à engranger les voix, et ils n’hésitent pas à changer de parti selon le vent du moment et de la séquence politique. On ne sait absolument pas ce qu’ils pensent des questions de société, du modèle économique à suivre pour le pays, des droits de la femme, des libertés… C’est-à-dire ces choses simples et essentielles qui définissent sous d’autres cieux la nature d’un député et son identité politique.
Les poursuites judiciaires et les arrestations d’une trentaine de députés, appartenant à la majorité et à l’opposition, non pour des motifs politiques mais en raison d’affaires de corruption et de dilapidation de deniers publics, discréditent davantage cette expérience. Si ces députés poursuivis ou condamnés s’étaient rassemblés, ils auraient pu former le cinquième groupe parlementaire du pays !
Un constat qui doit nous pousser à réfléchir sur le fonctionnement de nos institutions représentatives et les alternatives démocratiques possibles. Un travail d’imagination et d’inspiration d’autres modèles constitutionnels et politiques est de plus en plus nécessaire. Sinon, on ira aux prochaines élections avec les mêmes acteurs, une méfiance accrue à l’égard du personnel politique et un risque d’usure totale de nos institutions. Nos électeurs regarderont alors leurs représentants avec le même sentiment de désolation et de dépit que Moulay Abdelaziz, regrettant d’avoir fait appel à des notables, sans raison et sans idées.