Le syndrome du salon marocain

Par Abdellah Tourabi

Nous avons tous eu (du moins, les personnes de ma génération) dans les maisons de nos parents un salon marocain entouré d’une attention particulière. Ce salon était invariablement meublé de canapés marocains (seddari), d’une grande table ronde posée au milieu, couverte d’une nappe d’une blancheur immaculée, brodée de fils rouges ou verts.

Cette pièce était la plus propre et la mieux rangée de la maison. Pourtant, personne d’entre nous n’avait le droit de franchir la porte de ce sanctuaire. Quand le pied téméraire ou inconscient d’un enfant y pénétrait, il en était immédiatement chassé par les cris d’une mère en furie, et parfois même par un lancer de sandale. Ce salon était réservé aux invités, qui venaient nous rendre visite de manière épisodique, lors des jours de fête ou encore pour partager des événements heureux ou tragiques.

“Ce “syndrome du salon marocain” est applicable à notre vie politique et à nos débats publics. Des voix appellent à ne pas trop faire montre de critiques, à ne pas entretenir de polémiques, sous prétexte que cela pourrait… “nuire à l’image du pays”

Abdellah Tourabi

L’importance de ce salon résidait dans le fait qu’il incarnait l’image de la maison familiale. En plus, évidemment, des valeurs d’hospitalité et de respect, il symbolisait aussi l’organisation impeccable de la maison, l’ordre, la propreté, et toutes les vertus domestiques dont devait se parer la maîtresse des lieux (car c’était évidemment une affaire de femmes, mais les temps ont légèrement changé, et tant mieux !). Peu importe ce qui se passait dans les autres pièces de la maison et leur état, le plus important était que le salon devait être une image impeccable. Le regard étranger des visiteurs était celui à espérer ou à craindre le plus.

Ce “syndrome du salon marocain” est applicable à notre vie politique et à nos débats publics. C’est ainsi que l’on lit et entend parfois des voix qui appellent à ne pas trop faire montre de critiques, à ne pas entretenir de polémiques, à être “positif”, à ne pas trop commenter des faits sinistres ou malheureux sous prétexte que cela pourrait… “nuire à l’image du pays”. On préfère alors mettre la poussière sous le tapis, se draper dans un faux patriotisme, qui ne mène finalement qu’à une société rabougrie, susceptible et recroquevillée sur des certitudes fantasmées.

Cette obsession de l’image est de plus en plus accompagnée, sur les réseaux sociaux, par les insultes, le harcèlement, et parfois même les anathèmes et les accusations de trahison envers la nation. Un essaim de petites dérives qui assombrit le ciel déjà pas très éclairé du débat public. Or, dans un pays où “l’irréversibilité du choix démocratique” est affirmée comme une constante du royaume, ce type de réflexion n’a pas lieu d’être. La force, mais aussi la faiblesse, de la démocratie est qu’elle est basée sur la contradiction, l’échange, et sur la faillibilité des acteurs politiques et des citoyens quand ils s’expriment.

“L’image du Maroc ne peut pas être une publicité mensongère, mais elle doit refléter ce que nous sommes, avec nos accomplissements 
et nos lacunes”

Abdellah Tourabi

Le débat ne peut être bridé ni refoulé sous prétexte qu’il pourrait nuire à l’image du pays. C’est son absence, surtout, qui sape les fondements d’une société en accumulant les frustrations et les ressentiments en son sein. Il faut évidemment être conscient que le Maroc doit faire face à une hostilité régionale hystérique, que les réseaux sociaux sont un outil de désinformation et de dénigrement, mais notre pays ne doit pas dilapider des acquis politiques (déjà entamés !) pour une question d’image.

Notre force est d’être un pays pluraliste, ouvert sur le monde, qui aspire à être une exception dans une région désespérante, un océan de violence et de répression. L’image du Maroc ne peut pas être une publicité mensongère, une pièce de théâtre à l’échelle d’un pays, mais elle doit refléter ce que nous sommes, avec nos accomplissements et nos lacunes, la fierté de ce qui a été réalisé et la lucidité de reconnaître ce qui reste à faire. Elle est l’image de toute une maison, et non d’un salon fermé et interdit à ses enfants.