Faire se recroiser les Marocains

Par Réda Dalil

Au fait, question un peu naïve : où est-ce que se croisent les Marocains de classes sociales différentes ? Dans les écoles ? Certainement pas. Sur les trottoirs des villes ? Dans les bus et les taxis ? Dans le TGV ? Faut pas rêver ! Dans les hammams ? Que nenni ! Mais alors, dans quels lieux les Marocains se croisent-ils ? C’est peut-être une question anecdotique parce qu’au fond, un pays peut fonctionner malgré un niveau élevé de disparités sociales, mais ce pays sera-t-il sain ? Confèrera-t-il des valeurs communes à ses citoyens ? Ses citoyens tendront-ils vers les mêmes objectifs ? Feront-ils société ?

“Au Maroc, la paupérisation des services publics, associée à la marchandisation extrême des prestations basiques de la vie, a creusé un fossé entre les classes sociales”

Réda Dalil

Le creusement des inégalités dans notre pays a créé une séparation inquiétante des citoyens selon leur appartenance sociale. Au Maroc, la paupérisation des services publics, associée à la marchandisation extrême des prestations basiques de la vie, a creusé un fossé entre les classes sociales. L’extrême inflation vécue récemment (et toujours en cours) a grossi les rangs des plus vulnérables en faisant, en toute logique, basculer une partie de la classe moyenne dans un début de vulnérabilité.

En 2014, le roi Mohammed VI, dans un discours du trône resté mémorable, s’interrogeait sur l’emploi de la richesse générée par le royaume. Cette richesse a été en grande partie accaparée par une élite bourgeoise dont le patrimoine a explosé ces vingt dernières années. Si bien que nos riches n’ont plus rien à envier à leurs camarades européens ou américains. Cela a créé une sorte de muraille de Chine physique entre privilégiés et démunis. L’équipe nationale de football est un facteur d’union nationale, mais cette union s’opère devant un téléviseur, car même dans les stades les places sont déterminées selon l’épaisseur du portefeuille.

Le plus étrange, c’est que ce séparatisme, rendu possible par la faiblesse des moyens de l’État, incapable pendant longtemps de fournir des services publics aptes à réunir les Marocains dans les mêmes lieux, écoles, hôpitaux, clubs sportifs, et un néolibéralisme froid selon lequel si vous voulez accéder à des services de qualité il faut payer, fait des émules.

Ainsi, des pays européens que l’on croyait immunisés contre ce phénomène, grâce à de puissants mécanismes de redistribution, y cèdent. Nous le voyons en France par exemple, où les écoles privées ont le vent en poupe, séduisant, moyennant des frais scolaires importants, une partie de la classe moyenne. En Espagne aussi, les écoles et lycées privés ont la cote. La financiarisation de l’économie et le tarissement ou la mauvaise allocation des ressources publiques mènent à ce genre de territorialisation forcée de la population. La gronde populaire qui étreint le Vieux continent vient de ce que les citoyens là-bas, biberonnés à l’égalitarisme, ressentent à présent ces apartheids sociogéographiques. Bientôt, si ces gouvernements ne se ressaisissent pas, leurs citoyens, à l’image des Marocains, ne se croiseront plus du tout dans la vraie vie.

Or, la mixité sociale est d’une extrême importance. L’exposition des enfants de milieux modestes à ceux d’environnements plus nantis participe à créer des cultures communes, des ponts, une marocanité équilibrée, des liens forts qui persistent une vie durant. Cela permet par émulation aux moins bien lotis de croire en la possibilité de s’arracher à leur condition première. Quand, fils d’ouvrier, on a pour meilleur ami le fils d’un ingénieur-PDG d’une grande entreprise, et qu’on partage les mêmes bancs d’école, fatalement, les différences s’affaiblissent. Elles ne s’estomperont jamais totalement, mais l’enfant ayant besoin d’ascension sociale a devant lui un modèle à suivre, un habitus dont il s’inspire, un cadre qui lui devient familier (invitations à des anniversaires, sorties communes, passions partagées, etc.).

L’État, en laissant, hélas, s’effondrer la qualité des services publics et notamment l’enseignement, s’est privé de ce levier de promotion sociale gratuit, humain, émotionnel et sincère. Certes, en réformant l’école publique pour, qui sait, y faire revenir des classes sociales ayant fui depuis longtemps vers le privé, l’état parviendra-t-il à rassembler de nouveau ? Mais pour être sincère, cela relève de l’utopie.

En revanche, l’État peut agir différemment. Comment ? En imposant aux écoles privées, moyennant leur autorisation d’exercice, des quotas d’élèves issus de milieux pauvres de 10 à 20 %, pris entièrement en charge. Pas de quotas, pas de business. Ces écoles qui croulent sous l’argent de parents aisés devront se débrouiller pour intégrer cette donne dans leur modèle économique.

Il est d’ailleurs étonnant que l’État soit si peu demandeur en retour des homologations accordées notamment aux universités privées. À ce niveau-là aussi, la mixité académique est possible. Par cette mesure, on s’assurerait que, au moins dans les établissements privés, des Marocains de couches sociales déconnectées entre elles, puissent enfin se croiser, se parler, faire société. Autre solution, mais plus illusoire celle-ci, contraindre ministres et hauts fonctionnaires à scolariser leurs enfants dans l’enseignement public. Vous verriez alors à quelle vitesse notre école gratuite se transformerait en petit paradis pour têtes brunes. Mais ne rêvons pas trop…