Opération mains propres

Par Réda Dalil

La mise en examen de 25 personnes soupçonnées d’avoir versé dans des crimes de trafic de drogue et de blanchiment d’argent, entre autres chefs d’inculpation, ne cesse de défrayer la chronique. La chute de personnalités bien connues comme Saïd Naciri, président du Wydad et du conseil de la préfecture de Casablanca, et le magnat des BTP et président de la région de l’Oriental, Abdenbi Bioui, ajoute à l’intensité du choc ressenti par les Marocains. Dans la liste des accusés, on retrouve des commissaires, des parlementaires, des présidents de collectivités territoriales, des fonctionnaires de la justice…

La stupeur est à la mesure de la faillite morale qui motive ces élites supposées montrer la voie de l’éthique aux administrés. S’il n’en était des aveux du baron de la drogue El Hadj Ahmed Ben Ibrahim, dit “Le Malien”, actuellement derrière les barreaux, ce dispositif délictueux aurait continué de librement s’épanouir. Outre l’affaire de “l’Escobar du Sahara”, l’on a pu constater que plus d’une vingtaine d’élus de tous bords politiques ont récemment eu maille à partir avec la justice.

D’où cette question : l’État s’est-il finalement réveillé ? La concordance de ces affaires semble en effet donner du crédit à cette thèse. Mais rien ne laissait présager la simultanéité de ces révélations. Car la lutte contre la corruption est au point mort. La stratégie nationale lancée à cet effet en 2015 a été désactivée. La majorité au pouvoir a suspendu la réforme du Code pénal depuis plus deux ans et avec, l’article sur l’enrichissement illicite. De plus, l’instance en charge de la lutte contre la corruption demeure inactive.

Cette opération mains propres démontre qu’il n’est pas besoin de créer des instances dédiées, ou de toiletter le Code pénal, ou encore d’établir des codes de déontologie pour prendre le taureau de la corruption par les cornes. Le maître-mot dans cette bataille n’est autre que la volonté des autorités. Or, si cette volonté s’est affirmée avec autant d’ardeur ces dernières semaines, c’est qu’une motivation sérieuse doit être au rendez-vous. Tout porte à croire que l’activisme soudain des autorités s’expliquerait par l’ampleur des malversations actuelles, devenues quasi ingérables.

Autrefois, le Makhzen avait pour coutume de fermer les yeux sur des faits de corruption aussi longtemps qu’ils demeuraient contenus. C’était une manière pour “l’Empire”, comme le désigne Mohamed Tozy dans son livre Tisser le temps politique, d’opérer une redistribution parallèle des ressources. Cette tolérance a tendance à disparaître avec l’émergence de l’Etat-nation.

Dès lors que les autorités estiment qu’un embryon d’État dans l’État est en train de se former, elles sévissent

Réda Dalil

Néanmoins, l’État reste conscient qu’il ne peut satisfaire les attentes de l’ensemble de la population. Fermer les yeux sur de menus actes de corruption rendus possibles par la délivrance d’autorisations, de dérogations et de marchés, participe à éviter de bloquer la machine économique, sans doute même à consolider la paix sociale. Le problème est que ces agissements occultes ont tendance à créer, avec le temps, des allégeances. Ils ont tendance à faire système. Dès lors que les autorités estiment qu’un embryon d’État dans l’État est en train de se former, elles sévissent.

Cette logique n’est pas sans rappeler celle des Harka du XIXe siècle, qui voyaient l’administration centrale lancer des expéditions punitives contre des tribus refusant de payer l’impôt. Avec les sommes extraites du narcotrafic, les tentacules de l’organisation Escobar menaçaient de déstabiliser le système en place, voire, à terme, de l’évincer. Il fallait donc réagir au plus vite pour éviter d’avoir à livrer bataille, plus tard, contre une pieuvre trop puissante pour être enrayée.

À cela s’ajoute le contexte tendu des finances publiques. Nul n’ignore que le Maroc fait face aux plus grandes échéances de dépenses et d’investissements de son histoire. Entre les aides sociales, les chantiers structurels et surtout le Mondial 2030, l’État a besoin de chaque dirham qu’il est en mesure de collecter. La saisie des patrimoines des corrompus est apte à générer une manne non négligeable. Pour donner un ordre de grandeur, selon Jeune Afrique, le gel des avoirs de Abdenbi Bioui a révélé un patrimoine de plusieurs milliards de dirhams.

Les citoyens sont satisfaits d’assister à la chute de réseaux criminels impliquant des noms de puissants

Réda Dalil

L’opération mains propres aurait donc aussi pour objectif de rapatrier ces ressources vers les caisses de l’État. Enfin, la contre-attaque des autorités sert à rassurer l’opinion publique. Les citoyens sont satisfaits d’assister à la chute de réseaux criminels impliquant des noms de puissants. Cela redonne confiance en le principe d’égalité de tous devant la justice et en son appareil sécuritaire. Deux objectifs directs et un objectif indirect sont donc à l’œuvre : rétablir l’équilibre des pouvoirs en faveur de l’état en dégonflant un système mafieux devenu débordant, puiser dans le patrimoine des trafiquants pour atténuer la pression sur le Trésor public et, in fine, montrer aux populations que l’état n’est pas impuissant devant le fléau du crime et de la corruption. Hat-trick.