Cette semaine, Zakaria Boualem a regardé une très belle soirée thématique consacrée à l’Irlande et à ses convulsions politiques du siècle dernier. Il a ainsi appris que le 30 janvier 1972, l’armée anglaise avait ouvert le feu sur des manifestants irlandais désarmés. C’était un dimanche, et ce triste évènement est entré dans l’histoire sous le nom de Bloody Sunday. Un film retrace cette journée, il a gagné l’Ours d’Or à Berlin et le prix du public au festival Sundance. Il y a aussi une chanson de U2, célébrissime, qui a été jouée sur les scènes du monde entier, pendant des décennies, et un autre morceau signé John Lennon, dont il faut rappeler qu’il est bien anglais.
Voici ce que le Guercifi a appris à propos de ce Dimanche sanglant, qui a fait l’objet d’une enquête officielle des autorités britanniques entre 1998 et 2004. Après l’audition de 921 témoins et la lecture de 1551 lettres, David Cameron a présenté ses excuses, en expliquant que la fusillade n’était ni justifiée ni justifiable. Tout ceci se trouve sur Internet, et si vous êtes un peu plus cultivé que Zakaria Boualem, vous vous demandez probablement pourquoi il s’acharne à raconter ce que vous savez déjà. La réponse est simple, elle réside dans un chiffre : quatorze.
C’est le nombre de morts irlandais, dont sept adolescents. Voilà le bilan macabre de ce traumatisme international, chanté et raconté, narré et étudié depuis cinquante ans. Vous commencez à comprendre où le Boualem veut en venir, n’est-ce pas ?
Allons-y ensemble, alors.
Sur la page Wikipédia consacrée au Bloody Sunday, on trouve un texte sur chacune des victimes de l’armée anglaise. Si le même travail devait être fait pour les Palestiniens, la page croulerait sous les téraoctets.
À Gaza, il y a eu depuis le début du massacre quelque chose comme dix-huit mille morts, dont plus de cinq mille enfants, et on ne parle ici ni des blessés ni des disparus, c’est épouvantable. Si on applique une simple règle de trois à la guerre de Gaza, il faudrait des millions de chansons, de films, des siècles d’excuses, un flot continu de témoignages… Sur la page Wikipédia consacrée au Bloody Sunday, on trouve un texte sur chacune des victimes de l’armée anglaise. Si le même travail devait être fait pour les Palestiniens, la page croulerait sous les téraoctets.
D’où la question : qu’est-il arrivé à notre humanité ? Comment ce nombre horrifiant de victimes peut-il être accepté par les puissants au pouvoir ? Il faut voir les images du conflit irlandais pour réaliser à quel point nous avons basculé dans l’ignominie. Car, à l’époque, un peu partout dans les rues de Belfast, des gosses caillassent des blindés britanniques sans se faire choper par les soldats de Sa Majesté.
Les standards de la barbarie ont explosé, telle est la triste vérité. Les standards du métier de journaliste aussi, il faut le dire. En effet, quelques jours après le drame, la télévision publique anglaise a réalisé une émission avec les soldats qui ont ouvert le feu ce jour-là. On leur pose la question de savoir pourquoi ils ont tiré, on insiste, on les questionne, est-ce qu’ils ont vu des armes du côté irlandais ? Nous sommes alors sur la chaîne publique anglaise, et un journaliste anglais, fonctionnaire de son état, pose plusieurs fois la question qui fâche aux soldats venus se justifier l’air un peu penauds.
Une des victimes les plus remarquables de cette guerre, en plus du fantasme qu’il puisse exister une justice internationale, c’est la théorie qui veut que l’homme, avec le temps, avance vers la lumière…
Cette scène, transportée aujourd’hui, est inimaginable. Pas seulement sur les écrans de la seule démocratie de la région, bien sûr, mais sur n’importe quel écran de l’empire. Sur ces plateaux, au contraire, il ne faut surtout pas bousculer les menteurs de l’armée la plus morale du monde, voilà où nous en sommes. En vérité, une des victimes les plus remarquables de cette guerre, en plus du fantasme qu’il puisse exister une justice internationale, c’est la théorie qui veut que l’homme, avec le temps, avance vers la lumière. Au contraire, c’est désormais prouvé, nous sombrons corps et âmes. C’est tout pour la semaine, et merci.