Une famille en deuil

Par Fatym Layachi

Depuis que tu t’es réveillée, tous tes gestes comme tout ce que tu fais te semblent un peu plus lourds que d’habitude. Même le bruit de ton réveil t’a semblé différent des autres matins. Tu étais déjà réveillée depuis des heures. Le cœur serré et les yeux rivés au plafond espérant te rendormir, redoutant l’heure où tu devras sortir de ton lit. Redoutant le moment où tu devras affronter la journée, ton angoisse et ton chagrin en bandoulière. Tu as fini par te lever. C’était aussi étrange que ce que tu redoutais. Ton café, ta clope, scroller les news sur ton iPhone, tes rituels du matin, tu les as faits machinalement.

« Il y a trois jours, tu as enterré un membre de ta famille. Pas ton père. Un repère. Le patriarche »

Fatym Layachi

Ça n’avait pas le même goût. Rien n’avait le même goût. Même toi, tu t’es sentie moins légère. Tu te sens moins légère. Tu te sens dans un état un peu étrange. Tu ne sais pas si tu vas bien. Tu ne te sens pas particulièrement mal. Ou du moins, tu n’as mal nulle part. Tu te sens comme anesthésiée. Il y a trois jours, tu as enterré un membre de ta famille. Pas ton père. Un repère. Le patriarche. Un roc. Le point d’ancrage le plus solide. Depuis trois jours tu te demandes s’il est l’heure de grandir. Depuis trois jours, tu te poses pas mal de questions et tu ne cherches même pas les réponses. De toute façon, même si tu voulais, tu n’aurais pas eu le temps.

La mort ne laisse le temps à rien d’autre. Ça fait trois jours et trois nuits que tu as l’impression de littéralement vivre en famille, de vivre avec toute ta famille. Tes tantes, tes cousins, tes cousines, les amis, les maris, les épouses, les ex, les beaux-frères, les jeunes, les moins jeunes, les très vieux et ceux qui sont loin sur FaceTime.

Ceux qu’on ne voit qu’aux enterrements, ceux qu’on devrait voir plus souvent et qu’on ne reverra pas avant la prochaine triste circonstance, ceux à qui on promet de s’appeler bientôt. Ces bras dans lesquels on tombe, ces regards qui rassurent, ces phrases réconfortantes. Tous ces gens, ces visages, tous ces liens, ceux du sang et ceux de la vie, c’est ça une famille. Ce sont eux ta famille.

Ici, c’est vrai qu’on ne sait pas prévoir. Mais on sait tout mettre de côté pour être ensemble

Fatym Layachi

Dans le plus beau pays du monde, on ne fait pas de grands discours mais on sait être ensemble. Et on sait faire ça vite. On sait se rassembler. Se soutenir. Ici, c’est vrai qu’on ne sait pas prévoir. On ne sait pas faire de plan sur la comète. Mais on sait tout mettre de côté pour être ensemble. Mettre entre parenthèses le quotidien. Prendre la route s’il le faut. Remettre à plus tard ce qu’on croyait urgent et se concentrer sur l’essentiel : être en famille, être ensemble. Ici, on est souvent dépourvu de bon sens. Mais on a toujours le sens des priorités. Et dans ce genre de moments où les larmes coulent, où les émotions sont décuplées et où les cœurs ont besoin d’être apaisés, tu réalises ce qu’est l’essentiel.

Tu te dis que tu as le sens de la famille. Tu ne sais pas exactement ce que ça veut dire mais tu sais ce que ça représente. Tu sais l’importance viscérale, la puissance de ce qui te lie à ces gens même si tu ne les vois pas au quotidien. Même quand tout semble partir en vrille. Quand tu doutes de tout. Quand tu doutes même de toi. Quand tout te paraît incertain. Ce sont tes seules certitudes, ces liens. Ce qui te lie à ces gens à qui tu n’as rien à prouver et tout à donner.

Un jour, au début de tes années d’étudiante à l’étranger, un de tes profs t’a regardée et t’a demandé : “Vous êtes du Maroc mademoiselle?” Tu as répondu oui comme une évidence. Il a poursuivi par un “vous avez de la chance. Vous savez ce que l’attachement viscéral à une terre veut dire”. Il était prof d’histoire. Il avait sacrément raison. Tu n’en avais absolument pas conscience. Aujourd’hui, c’est une de tes seules certitudes. Aussi loin qu’on puisse aller dans la vie, on vient toujours de quelque part. On vient d’une terre. D’un endroit. D’une famille.