Taisez ce français que je ne saurais entendre

Par Fatym Layachi

Toi, tu aimes bien te promener sur les réseaux sociaux. Tu y trouves toujours un truc qui t’intéresse. Un tberguig croustillant, une news improbable, une vidéo de chaton. Bref, il y a toujours un tweet, un statut Facebook ou une story Insta pour retenir ton attention et te donner envie de continuer à scroller. Et il y a quelques jours, alors que tu t’apprêtais à commander une huile miracle pour stimuler ton cuir chevelu — sans même savoir ce qu’est la stimulation du cuir chevelu —, tu es tombée sur la vidéo d’un ministre interrogé pendant une conférence de presse.

Un journaliste aborde le ministre en français, le ministre refuse de lui répondre en français. Avant même de mesurer l’impact de ses propos, tu trouves qu’il y a, ne serait-ce que dans la forme, un truc un peu scabreux, si ce n’est choquant. Qu’un journaliste marocain pose une question en français, cela n’a rien de farfelu ou d’original.

Il y a, au Maroc, de nombreux organes de presse en langue française. C’est extrêmement commun. L’agence de presse nationale publie en français. Sur les chaînes publiques, il y a des bulletins d’informations, des émissions, des chroniques en français. Mais ce monsieur balaie d’un revers de main le journaliste et sa question par une sortie dont il a l’air fier : “English, spanish ou 3arabia”. Tu ne vas même pas relever le fait que le monsieur préfère faire appel à des langues étrangères, mais ne semble pas envisager ce qui devrait être à priori sa langue, la darija ou l’amazigh.

Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit d’un ministre, un représentant de l’État donc, qui refuse publiquement de s’exprimer dans une langue. Pas parce qu’il ne la maîtrise pas. Par principe. Et toi tu aimerais bien comprendre quel est ce principe justement ? Il refuse quoi au juste ? La langue de l’ancien colonisateur ? L’argument te paraît un peu saugrenu près de 70 ans après la fin du protectorat. Tu ne dis pas que la colonisation doit être oubliée ou mise de côté, sûrement pas. La colonisation, par principe, c’est immoral, et dans la pratique c’est immonde.

Mais là encore, ce n’est pas de ça dont il s’agit, à priori. Tu as un peu l’impression que le refus du monsieur de la langue française n’est pas structurel. Certains ont fait du refus de cette langue leur cheval de bataille depuis près de 70 ans. Ils sont cohérents ou du moins opiniâtres. Mais là, le monsieur semble être dans un refus conjoncturel. Et c’est ça que tu voudrais comprendre. Il veut quoi au juste ? Qu’on abandonne tous collectivement la langue française ? Pourquoi pas, après tout. Mais tu voudrais savoir ça commence où, ça se termine où cet abandon. Le monsieur a l’air radical. Alors quoi ? On abandonne tout ?

“Tu ne vas pas te demander dans quelle école ce ministre envoie ses gamins. Non, surtout pas”

Fatym Layachi

Tant qu’à faire, autant être cohérent, autant aller jusqu’au bout. Pourquoi ne pas refuser la langue et tout ce qui va avec ? On abandonne Les Fleurs du mal et la grammaire reloue ? La bibliothèque rose et les CV ? Des siècles d’histoire et des heures de discussions ? Et les 38 entreprises du CAC 40 présentes dans le plus beau pays du monde ? Et les 100.000 emplois qui vont avec ? Et Renault ? Et PSA ? Et les 42 écoles ? Et les 48.000 élèves ? Et les perspectives ? Et les échanges ? Et la Méditerranée en commun ? Et la Lydec et Amendis et tout Veolia aussi à la poubelle ? Et les près de 50.000 étudiants marocains en France — le premier contingent d’étudiants étrangers, soit dit en passant — on les rapatrie ?

Tu pourrais en trouver bien d’autres, des questions, histoire de comprendre comment on doit s’organiser, mais tu vas t’arrêter là. Et surtout, tu ne vas même pas te demander quelle langue ce monsieur parle au quotidien. Tu ne vas pas non plus te demander dans quelle école il envoie ses gamins. Non, surtout pas. Tu as bien trop peur de la potentielle incohérence des réponses.