Lundi 29 février 1960. Agadir. Depuis une semaine, la terre tremble sporadiquement sous la cité blanche. Tôt dans la journée, vers midi, une secousse fait vaciller la ville. Des lézardes apparaissent sur les murs des immeubles, un minaret s’incline. Les superstitieux y voient un signe de la fin du monde, l’apocalypse, imminente selon la croyance populaire, à la veille du 14e siècle de l’Hégire. D’autres ont une explication toute trouvée: la terre repose sur la tête d’un taureau, qui fait basculer le globe d’une corne à l’autre, provoquant des soubresauts…
Dans l’après-midi, une vague déferle sur la baie d’Agadir, balayant le sable sur son passage. Autre signe annonciateur, des rats quittent les entrepôts de marchandises près du port. Quelques jours plus tôt, les oiseaux en vol groupé ont plané au-dessus de la ville, les chiens ont râlé à la mort sans raisons apparentes. Mauvais augure. “Dans les rues on commentait ‘la Chose’”, écrit le journaliste Willy Cappe dans Agadir, 29 février 1960.
Mais pour la majorité des Gadiris, la soirée est identique à toutes les autres. Comme s’il ne pouvait rien arriver à la “Miami d’Afrique”, ainsi dénommée par les films publicitaires coloniaux d’époque, qui célèbrent une ville champignon possédant son circuit de Formule1, son club nautique, ses hôtels, un climat idéal, le tampon de la poste faisant foi (“365 jours de soleil par an”).
15 secondes infernales
“J’ai senti la terre se soulever, comme s’il y avait un monstre en dessous”
1960, année bissextile, année dramatique: le ramadan a commencé depuis deux jours, il est 23h45 quand la terre tremble une nouvelle fois. Le paradis terrestre des dépliants touristiques se métamorphose en enfer en moins de quinze secondes, la durée du séisme. Un grondement, une secousse violente, stupeur dans les demeures. “J’ai senti la terre se soulever, comme s’il y avait un monstre en dessous”, se souvient Tarik Kabbaj, 11 ans à l’époque des faits, devenu ensuite maire d’Agadir. “Des lueurs fantastiques illuminaient le ciel, lueurs bleutées ou rougeâtres qui éclairaient un spectacle hallucinant: celui d’une ville entière qui s’écroulait”, décrit Willy Cappe.
Le séisme provoque un bruit tel que des témoins, spectateurs d’un immeuble qui s’écroule, n’entendent pas les centaines de tonnes de gravats s’effondrer. Subitement, l’électricité est coupée, plongeant la ville dans le noir. L’obscurité s’accentue, à cause de la poussière provoquée par la chute d’immeubles, qui s’écroulent comme des châteaux de cartes. Et puis plus rien, le black-out. Le vacarme de la secousse laisse place à un silence de mort.
“Mes frères et sœurs ne sont pas morts sur le coup, je les ai entendus agoniser pendant des heures. On se parlait, puis soudain, les uns après les autres, ils ne répondaient plus”
Après quelques secondes, les premiers cris des survivants enfouis sous les décombres se font entendre, qui les membres coincés sous des tonnes de béton, qui appelant à l’aide… Survivant du séisme, Larbi Babahadi, qui habitait le quartier ultra-dense de Talborjt (30.000 habitants), se souvient: “Mes frères et sœurs ne sont pas morts sur le coup, je les ai entendus agoniser pendant des heures. On se parlait, puis soudain, les uns après les autres, ils ne répondaient plus”. Il sera le seul rescapé d’une fratrie de 10 enfants, sauvé par une dalle qui, en tombant, lui sert d’abri.
Horreur dans les foyers. Car les secousses qui ont suivi le tremblement de terre ont tassé les ruines, achevant des blessés, condamnant des survivants. Partout dans la ville, c’est l’affolement général, la panique. Des familles regagnent leurs appartements ou leurs maisons désolés, récupérant objets précieux, vaisselle, vêtements, pour les transbahuter dans leur voiture, quand ils en ont. Ailleurs, c’est sauve qui peut.
Pour sortir des amas de décombres, on se laisse glisser le long des pans de murs, on s’agrippe à un drap noué, une corde, une gouttière. “Des formes humaines accroupies se mettent à cheminer comme des scarabées”, décrit un reporter. Des familles rescapées, à peine sorties du lit, abandonnent leur domicile, parfois en pyjama, grimpent dans leur voiture, pour se réfugier dans un ailleurs plus clément, fuir le monstre.
D’autres, moins chanceux, suent sang et eau pour sauver leurs proches, tel ce père de famille qui pioche, qui pioche, pour sortir ses deux fillettes, prisonnières d’une dalle en béton. Un détail: dans le feu de l’action, l’homme n’a pas réalisé qu’il était nu. Sa femme ramasse une jupe à carreaux qui traîne dans les gravats, et lui en ceinture la taille, pendant qu’il poursuit les fouilles.
Mais comme dans toute tragédie, il y a des miracles aussi, comme ce couple, projeté de son appartement au quatrième étage, pour atterrir indemne, dans le lit conjugal. Il y a également ce bébé, découvert par un couple de Français, qui parcourait la ville à bord d’une 4CV à la recherche de survivants. “Le petit corps barrait la route. Il était tombé d’une fenêtre, le couple l’avait aperçu, croyant découvrir un cadavre. Les yeux ouverts, indemne, il souriait”, raconte la presse française.
Sauve qui peut
Selon un rescapé, l’un des premiers témoins à décrire l’ampleur de la catastrophe, le vieux quartier Founti, situé près de la mer, “s’est presque entièrement effondré”. “Des centaines de modestes familles de pêcheurs étaient écrasées sous les débris de leurs maisons”, écrit Willy Cappe. Plus en contrebas, au niveau du port, barques et chalutiers flambent. Les pêcheurs ont eux-mêmes allumé le feu, pour y voir plus clair et tenter d’extraire des ruines leurs familles ensevelies.
Dans le quartier juif, des rues entières ont littéralement disparu: “Trébuchant sur les pierres, un homme cherchait sa maison et n’en retrouvait même pas l’emplacement”, ajoute Willy Cappe. Le douar historique du Yachech s’est entièrement effondré sur ses milliers d’habitants, presque tous musulmans.
“Avec un infirmier du service des urgences, nous avons mis tous les bébés dans un grand panier”
Thérèse Blondeau, infirmière depuis plusieurs années à l’hôpital Lyautey, est de service cette nuit-là. Elle témoigne: “En un éclair, je fis mentalement le tour des chambres du deuxième étage où je me trouvais. Je criais: ‘Prenez vos enfants et vos femmes dans vos bras et descendez doucement’”. L’infirmière inspecte les étages, sauve ceux qui peuvent l’être, tantôt une “fracturée”, tantôt un vieil homme opéré… “Avec un infirmier du service des urgences, nous avons mis tous les bébés dans un grand panier”.
Mais il y a trop à faire, “il y avait encore tout le service d’ophtalmologie… environ 25 hommes et femmes, presque tous aveugles!”. Et puis, il y a cette vieille dame du 223, dans le coma. “J’allais dire ‘on y va’, mais à ce moment-là, un nouveau fracas, du bruit, de la poussière… Nous avons assisté à l’effondrement de notre bel hôpital Lyautey. Il s’est affaissé sur lui-même, entraînant la vieille dame du 223…”.
La nuit des morts-vivants
A 7 kilomètres d’Agadir, dans la base navale française, la secousse est à peine ressentie. Epargnée par le séisme, la marine hexagonale est ainsi la première à réagir au cours de la nuit. Le commandant Thorette, qui dirige un effectif de 1400 marins et un bataillon de 350 zouaves, est à pied d’œuvre: il faut prévoir un service d’accueil pour les blessés, des équipes de déblaiement, et mettre à disposition des avions pour transporter les blessés. Vingt minutes à peine après la secousse, “les premiers camions de blessés arrivent. Sous les hangars, les chirurgiens militaires opèrent en série, sans matériel pour la plupart, sans trouver le temps d’aseptiser”, décrit un journal français.
Durant les premières heures qui suivent le séisme, les autorités marocaines sont aux abonnés absents, pour la simple et bonne raison qu’elles comptent elles-mêmes parmi les victimes
La base aéronavale, “îlot de lumière et de puissance”, écrit Willy Cappe, “c’était la France aux yeux des Français, pour les autres, les Marocains, c’était la seule force qui restait et qui pouvait porter secours”. De fait, durant les premières heures qui suivent le séisme, les autorités marocaines sont aux abonnés absents, pour la simple et bonne raison qu’elles comptent elles-mêmes parmi les victimes. Ici, la caserne de la gendarmerie s’est écroulée, là, l’immeuble de la police s’est effondré, tuant une bonne partie des effectifs. L’armée royale perd un tiers de ses troupes au moment où son QG, qui surplombe le quartier de Founti, tombe sur la tête des militaires.
Conséquence du désordre, le pillage bat son plein. Une soixantaine de marins armés et quelques policiers marocains rescapés patrouillent dans ce qu’il reste d’Agadir, chassant les détrousseurs de cadavres. En ville, on fait ce qu’on peut, avec ce qu’on a: une pelle, une pioche, un cric ou une lampe baladeuse, dans le meilleur des cas…
“Je sais que je vais mourir, mais surtout ne m’abandonnez pas”
Sur leur chemin, des marins, des zouaves et des civils rescapés sont à l’affût des appels au secours: “Ici un survivant”, lance l’un d’eux à ses collègues. Un homme est coincé entre un balcon et une dalle de plancher. “Je sais que je vais mourir, mais surtout ne m’abandonnez pas”, dit-il. “On revient avec des crics, mais l’opération va durer trois heures”. Trop long, trop dur, la victime implore: “Assez, donnez-moi un coup de revolver dans la tête”. Impensable. Enfin, la dalle est soulevée, l’homme est libéré… mais pas sauf. Il succombera, comme beaucoup d’autres, dans les cinq minutes, d’une hémorragie interne.
A 1h11, le capitaine de frégate Thorette informe l’état-major de la Marine de Casablanca: “Vous rend compte séisme violent à Agadir. Ville détruite aux trois-quarts”. Les heures qui suivent paraissent bien longues.
Agadir n’existe plus
Mardi 1er mars, le soleil se lève sur Agadir. Vue de ses portes, la ville a son aspect habituel. Mais en longeant l’avenue qui la traverse le long de la corniche, Agadir offre un spectacle de désolation. “Le premier à se rendre compte de l’ampleur du désastre fut un pilote français de la base aéronavale d’Agadir. Il décolla le 1er mars au petit matin et survola Agadir à basse altitude”, écrit Paris Match dans un article intitulé “La tragédie des emmurés”.
“Rapidement, le nombre de morts commençait à dépasser celui des survivants”
Le constat est sans appel: la ville ancienne et ses maisons en pisé est dévastée, le quartier européen s’en sort à peine mieux: une maison sur deux a résisté. Immeubles modernes et maisons de plus d’un étage ne sont désormais qu’un tas de béton broyé. Les hôtels de luxe qui, la veille au soir, surplombaient la baie, sont aplatis comme des mille-feuilles en mortier. Au pied de l’hôtel Marhaba, un homme en smoking pleure à chaudes larmes. Tout près de lui, un petit chien blanc. Le mondain n’a pas perdu de famille dans le séisme, mais une amie très chère, pianiste virtuose, enterrée vivante dans les décombres.
Plus loin, du côté de la vieille Kasbah fortifiée, sur les hauteurs d’Agadir, “des pans entiers de colline étaient encore en train de glisser vers la mer”, décrit Paris Match. A Paris, où l’on suit de près la tragédie, du fait de l’existence d’une forte communauté française à Agadir, le premier flash annonçant la catastrophe arrive sur les téléscripteurs à 6h du matin. “Un violent tremblement de terre a eu lieu à 1 heure du matin à Agadir. Une partie de la ville européenne serait détruite. Les liaisons sont coupées avec la ville”. Stop.
Nouveau flash à 10 heures, signalant des centaines de morts et de blessés. A 15 heures, on parle de 2000 morts. A 18 heures, ils sont désormais 4000. D’heure en heure, la liste s’allonge. “Rapidement, le nombre de morts commençait à dépasser celui des survivants”, constate Abdellah Aourik, un rescapé. Les Casablancais apprennent la catastrophe dans la matinée de mardi, grâce aux bulletins d’information de la Radiodiffusion marocaine.
“A l’heure où je vous parle, Agadir n’existe plus”
Mais les quotidiens du matin ne parlent que de la secousse du midi. Pourtant, la veille, un radio amateur a contacté Le Petit Marocain par téléphone pour lui annoncer le drame. Sauf que le coup de fil a été intercepté par un ouvrier qui passait par là. Il rapporte simplement au rédacteur de service que “la terre a tremblé à Agadir à 11h45”. Le journaliste pense qu’il s’agit de la secousse de midi, information qu’il a déjà traitée. L’ouvrier n’a pas saisi la suite du message qui disait : “A l’heure où je vous parle, Agadir n’existe plus”.
Mohammed V au chevet des blessés
Dans l’après-midi, des navires de la flotte française affluent vers la ville, bientôt aidés par l’US Navy, en patrouille au large des côtes gadiries. Pendant ce temps-là, le pont aérien s’organise. Les avions français et américains, en provenance de Nouaceur, sont chargés de centaines de blessés et décollent vers Taroudant, Marrakech, Casablanca, Rabat.
D’autres, venant de la capitale amènent médecins, infirmières, médicaments et sang. De l’un d’eux, qui a atterri à l’aéroport civil d’Agadir, descend Mohammed V, accompagné du prince héritier Moulay Hassan, de sa fille la princesse Lalla Aïcha, présidente de l’Entraide nationale, du ministre de la santé et d’une brochette de médecins triés sur le volet.
“J’ai vu Mohammed V haranguer les foules. Il expliquait aux sinistrés qu’il ne fallait pas jeûner pour garder toutes ses forces. D’un geste théâtral, Mohammed V a pris un verre d’eau et l’a bu devant l’assistance”
Le gouverneur d’Agadir accueille le roi et le briefe rapidement sur l’ampleur des dégâts. Avec sa garde rapprochée, Mohammed V fait le tour d’Agadir à pied, se rendant au chevet des blessés. Larbi Babahadi se souvient d’une anecdote marquante: “Nous étions sur un talus, avec une vingtaine de gosses. J’ai vu Mohammed V haranguer les foules. Il expliquait aux sinistrés qu’étant donné les circonstances catastrophiques, il fallait observer le jihad, et ne pas jeûner pour garder toutes ses forces. D’un geste théâtral, Mohammed V a pris un verre d’eau et l’a bu devant l’assistance”. Au même moment, les marins français, espagnols, hollandais, américains, font le tour de la ville, distribuent vivres et couvertures, et recueillent des centaines de messages des rescapés, adressés à leurs familles.
Partout dans Agadir, les parents cherchent leurs enfants, leurs proches, parviennent à les sauver des ruines parfois. Mais souvent, on les extrait morts, méconnaissables. Juifs, musulmans, chrétiens, que la couleur de peau différenciait hier, se ressemblent dans la mort, le visage bleui par asphyxie… Dans la ville, sur trois kilomètres, les cadavres alignés jonchent le sol et s’amoncellent sur les places publiques où ils sont “entreposés”.
Il faut les mettre en terre au plus vite, car chaleur harassante oblige, les corps ne tarderont pas à se putréfier. Dans la base aéronavale française, la menuiserie prépare à la hâte des cercueils, mais il n’y en pas assez pour tout le monde. On doit se résoudre à enterrer les morts dans des fosses communes, des tranchées en fait, creusées par des bulldozers.
Les jours suivants le séisme, on prend conscience de l’ampleur du drame. On parle déjà de 12.000 à 15.000 morts, selon les estimations. Un Gadiri sur trois n’a pas survécu à la catastrophe. La capitale du Souss décroche un triste accessit: elle entre dans le top ten des tremblements de terre les plus meurtriers du 20e siècle. 13.000 Marocains de confession musulmane succombent. La communauté juive, qui compte environ 2500 personnes, perd 1700 âmes. Quant aux Français, 3000 habitaient Agadir avant le tremblement de terre. 700 n’en réchappent pas.
La ville nouvelle est détruite à 50%, les quartiers de Talborjt, Founti, Yachech et la Kasbah sont rasés. Tard dans la soirée, la radio nationale, qui passe le Coran en boucle, diffuse un discours du roi Mohammed V. Quatre ans après son indépendance, Le Maroc vient de vivre sa plus grande catastrophe naturelle et humaine. Le souverain exhorte les Marocains à faire preuve de solidarité envers “la ville martyre”.
Sion Assidon, militant associatif: “Je suis brutalement sorti de l’enfance”
“J’ai été réveillé vers minuit par le grondement et le lit secoué. Je me lève, le sol est jonché de plâtras. J’entends des cris, il fait noir. Je suis pieds nus, ma mère vient me tirer par la main. Nous traversons l’appartement et descendons les quatre étages de l’immeuble. Quelle cavalcade! Ça crie, ça s’interpelle… Je me retrouve enfin dans la rue, pratiquement nu. Mhen’d, le pompiste de la station voisine, me prête une jellaba ample, si rêche qu’elle m’arrache la peau.
Le cousin qui habite en face est complètement affolé: il compte et recompte ses deux enfants, comme pour être sûr qu’ils sont bien là. Mes deux soeurs et mon frère manquent à l’appel. C’est la panique. Ma mère est sûre, pour avoir fait le tour de l’appartement, qu’ils ne sont pas restés en haut. Ils se sont sauvés les premiers, de cela, nous sommes sûrs. Mais où? Ils réapparaîtront plusieurs heures plus tard. A l’arrière-cour d’un immeuble voisin, un incendie s’est déclenché dans un magasin. Il y a des bouteilles de gaz. L’angoisse.
Réfugiés dans les voitures, nous attendons le matin. Une mauvaise nouvelle nous parvient: un oncle et une vieille tante sont sous les décombres. Ils réussissent finalement à se faufiler vers l’extérieur. Ils doivent leur salut au montant de leur lit qui a retenu la dalle du plafond. Lui a vu ses cheveux blanchir en une nuit. Ses deux enfants, dans un berceau à quelques mètres, n’ont pas survécu. Tapi au fond d’une voiture, je me souviens avoir souhaité dans la nuit que le soleil ne se lève pas sur le chaos. Mais le soleil s’est levé: je suis brutalement sorti de l’enfance dans une petite ville rayée à jamais de la carte”.
Tarik Kabbaj, maire d’Agadir: “Mes nuits étaient peuplées de cauchemar”
“J’étais chez un ami en train de jouer aux échecs quand a eu lieu une première secousse vers midi. La mère de mon ami est arrivée en courant pour nous ordonner de sortir de la maison. Puis, ce fut l’accalmie. Inconscients de la situation, mon ami et moi avons beaucoup ri. Il faisait très chaud ce jour-là, la mer, particulièrement agitée, tirait beaucoup.
Vers minuit, il y a eu une terrible secousse. L’électricité a aussitôt été coupée. Mon père nous a sortis de la maison, avant de nous mettre en sécurité dans la voiture où j’ai passé la nuit. Je voyais les gens quitter Agadir à bord de leurs véhicules.
Parti aux nouvelles avec un voisin, mon père est revenu à la maison la mine déconfite le lendemain matin. Il nous a résumé la situation en trois mots: ‘la ville est détruite’. En sillonnant le quartier de Talborjt où je vivais, un spectacle horrible s’offrait à moi. Je découvrais les cadavres, les survivants avaient un air hébété.
Nous avons vécu pendant trois jours dans un campement situé dans une ferme d’agrumes. Je n’osais plus mettre les pieds dans une maison en dur, ou aller seul aux toilettes. J’ai perdu beaucoup d’amis, de camarades de classe dans le séisme. Pendant les années qui ont suivi, mes nuits étaient peuplées de cauchemars, j’avais beaucoup de mal à m’endormir, même quand j’étais hors d’Agadir”.
Ahmed Boukous, recteur de l’IRCAM : “Je suis marqué au fer rouge”
“J’avais 12 ans au moment du tremblement de terre et, comme toute une génération d’adolescents, la catastrophe m’a marqué au fer rouge. Réveillé en sursaut par la secousse, je suis sorti dans la rue en compagnie de ma famille. Situé dans le quartier industriel, le moins touché par le séisme, les murs de notre maison étaient fissurés mais l’édifice tenait encore debout.
Par contre, plusieurs habitations voisines s’étaient écroulées causant la mort de nombreux amis d’enfance. Très vite, accompagné de mes parents, j’ai pris la direction de Yachech pour avoir des nouvelles d’autres membres de la famille qui y vivaient. Nous avons marché plus d’une heure, éclairés par la lune, au milieu d’une panique générale et des cris de survivants bloqués sous leurs maisons.
Le lendemain, je me suis rendu à Talborjt où, à la lumière du jour, la situation semblait encore pire que mon constat de la veille. Partout, il y avait des corps boursouflés, une odeur de charogne asphyxiante et des mouches s’agglutinant sur les cadavres. Confronté à cette désolation, j’ai eu le sentiment d’assister à la fin du monde, il n’y avait plus de lendemain possible.
Nous avons été relogés sous des tentes militaires à vingt kilomètres d’Agadir, dans une forêt inhospitalière grouillant de serpents venimeux. Nous étions nourris grâce à l’aide internationale. J’y suis resté au moins deux ans avant de déménager dans la cité industrielle, la première construction du nouvel Agadir où ont été relogés les habitants”.
Abdellah Aourik, peintre et sculpteur: “Je pensais être le seul survivant sur terre”
“J’avais 14 ans. Je sortais du cinéma Rex, où j’accompagnais un copain à la séance de 21 heures. Je voulais rentrer à la maison, mais j’avais peur de me faire engueuler par mon père. Du coup, j’ai décidé de passer la nuit à la mosquée, qui abritait des mendiants et des sans-abri. Finalement, mon ami me souffle l’idée de rentrer à la maison en passant par le toit. Mais à peine m’étais-je éloigné de la mosquée que le minaret s’écroule, promettant une mort certaine à ses hôtes.
Toute la nuit, j’ai marché dans Agadir, peinant à retrouver la demeure familiale dans une ville sens dessus dessous. Les maisons étaient toutes aplaties, je n’arrivais pas à reconnaître ma rue. A un moment, j’ai cru que j’étais le seul survivant sur terre. Jusqu’à ce que j’entende des cris, des appels au secours dans toutes les langues, en darija, en berbère, en espagnol…
Le lendemain, alors que je recherchais ma famille et mes amis, je croise feu Mohammed V, visage triste, les larmes aux yeux, à ses côtés, son fils, le prince Moulay Hassan. Quelques jours plus tard, j’ai été emmené à l’orphelinat de Casablanca. C’était la première fois que je quittais Agadir. Après quelques semaines, on nous a réunis dans la cour avant de nous appeler un à un. On m’explique que je pars en Belgique pour être adopté, comme 300 autres petits Marocains. Ma famille était toujours vivante, mais je ne l’apprendrais qu’un an plus tard”.
Cet article a été publié dans le magazine TelQuel en 2012, sous le titre Tremblement de terre d’Agadir, histoire d’un sauvetage royal
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