Karim Tazi : “L’aide spontanée permet de combler un manque avant que l’aide structurée ne se mette en place”

Il a fondé il y a 20 ans la première Banque alimentaire du Maroc, qui s’active actuellement pour distribuer des denrées dans les régions touchées par le séisme du 8 septembre. Karim Tazi fait le point sur la situation humanitaire dans les villages du Haut Atlas, une région qu’il connaît bien, et sur les besoins des habitants frappés par la catastrophe.

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Karim Tazi, administrateur du groupe Tazi, en charge du développement de Richbond, et président de la Banque alimentaire. Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel

TelQuel : Près de cinq jours après le séisme, certains villages du Haut Atlas continuent de manquer d’aide et de secours. Pourquoi cela prend-il autant de temps ?

Karim Tazi :Il faut d’abord rappeler que certains villages sont difficiles d’accès, soit en raison de la haute altitude, soit à cause des routes coupées. Lors d’une catastrophe naturelle, le temps de l’aide structurée n’est pas le même que le temps de l’aide spontanée.

“Lors d’une catastrophe naturelle, le temps de l’aide structurée n’est pas le même que le temps de l’aide spontanée”

Karim Tazi, président de la Banque alimentaire

Il est tout à fait normal que l’aide structurée prenne du temps, parce qu’elle se fait généralement sous forme de kits alimentaires. Ce sont des cartons complets qui contiennent de la farine, du sucre, du thé, de l’huile, parfois des lentilles, et aussi du savon, des produits d’hygiène, etc.

Ces kits ne s’achètent pas tout faits, il faut les constituer et il s’agit d’un travail de collecte et d’assemblage, souvent réalisé par des bénévoles ou des ouvriers payés. Donc vous avez un cycle à respecter : l’achat, l’assemblage des kits, le chargement, la livraison, etc.

Tout cela, même en supposant qu’il n’y a aucune difficulté à acheter les produits — certains supermarchés commencent à connaître des pénurie de certaines denrées —, prend au moins 48 ou 72 heures. Il y a une procédure et des règles administratives à respecter, ce qui prend du temps.

Au contraire, l’aide spontanée permet aux citoyens de prendre rapidement leur voiture ou leur camionnette, de remplir leur coffre de denrées et de foncer directement soit vers leur village d’origine, soit vers un village facile d’accès. C’est ce qu’on a vu : les gens sont partis, la fleur au fusil.

Alors c’est bien, parce que ça comble un manque, ça permet de réaliser une “soudure” en attendant que l’aide structurée se mette en place. Le problème, c’est que ça se fait souvent dans l’anarchie et sans coordination, avec malheureusement les villages les plus accessibles qui reçoivent le plus, et les villages les plus enclavés qui reçoivent le moins.

À Rabat, les citoyens collectent des dons pour les victimes du tremblement de terre, dimanche 10 septembre.Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel

Comment permettre à cette aide spontanée d’être mieux répartie ?

“C’est sociologique. Les Marocains ont besoin d’amener eux-mêmes les aides et de serrer eux-mêmes les gens dans leurs bras”

Karim Tazi, président de la Banque alimentaire

Il est d’abord important d’accepter cette aide spontanée, parce que c’est dans la nature des Marocains. Ils se sont souvent saignés pour acheter denrées et équipements, et ils ne veulent pas forcément la remettre à un tiers et compter sur lui pour qu’il la distribue. Ils ont besoin de ce contact physique, humain, avec la personne ou les familles qu’ils vont aider. C’est sociologique. Les Marocains ont besoin d’amener eux-mêmes les aides et de serrer eux-mêmes les gens dans leurs bras.

Ce que je dis, c’est qu’il vaut donc mieux accepter cette aide, la canaliser, l’organiser et l’aiguiller, plutôt que de se lamenter, ou encore de vouloir l’interdire ou la restreindre. Mais le mieux, ce serait qu’au moment où ils entrent dans la région, ou accèdent à telle ou telle vallée, il y ait un poste d’aiguillage, d’accueil et d’orientation.

Par qui serait géré ce poste ?

Les autorités locales. Chaque douar a un cheikh ou un moqadem, donc il est facile de connaître la situation du village. Même nous, la Banque alimentaire, avons ces informations. Donc ils peuvent savoir qui a reçu l’aide et qui ne l’a pas reçue. Pour moi, toute l’idée, c’est de recenser l’information, partager l’information, et aiguiller le flot. C’est en ça que doit consister ce poste.

Les FAR mobilisées pour venir en aide aux sinistrés, le 11 septembre 2023 dans la province d’Al Haouz.Crédit: MAP

On a vu beaucoup de dons de denrées alimentaires. Mais est-ce que, désormais, il y a d’autres urgences ? Quelles sont les priorités aujourd’hui ?

En effet, il y a eu beaucoup d’achats de produits alimentaires. Maintenant, les habitants touchés ont un besoin crucial de vêtements, de couvertures, de matelas et de chaussures, notamment parce que les prévisions météorologiques ne sont pas bonnes dans les jours à venir, il risque de pleuvoir dans les régions concernées et les températures vont commencer à baisser.

À combien s’élèvent les donations faites à la Banque alimentaire depuis le séisme ? Pouvez-vous nous donner des chiffres ?

“On parle là d’une catastrophe qui nécessitera des années de suivi et de reconstruction, donc les dons ne doivent pas s’arrêter”

Karim Tazi, président de la Banque alimentaire

Je préfère ne pas donner de chiffres pour le moment, pour ne pas que le mouvement de solidarité s’essouffle. Ce que je peux vous dire, c’est qu’on assiste à un formidable élan de solidarité, encouragé par les nombreux appels aux dons lancés aux quatre coins du monde et par des célébrités comme Jamel Debbouze ou Gad Elmaleh.

Il est important aussi de rappeler que même si l’on reçoit d’importantes sommes d’argent, celles-ci ne peuvent couvrir les besoins des sinistrés que pendant trois semaines, un mois au maximum. Mais là, on parle d’une catastrophe qui nécessitera des années de suivi et de reconstruction, donc les dons ne doivent surtout pas s’arrêter.

Selon la Croix-Rouge, les besoins du Maroc pour répondre à cette catastrophe pourraient en effet s’étaler sur des années. Comment évaluez-vous les choses ?

Je pense que le Haut Atlas, cette fois-ci, se reconstruira probablement avec des normes plus sévères, mais je ne suis pas sûr que tous les villages seront reconstruits.

Il ne faut pas oublier qu’on a affaire à une région qui était déjà fortement en proie à l’exode rural : il y avait des villages entiers habités seulement par des femmes, des personnes âgées et des enfants. Les hommes partaient travailler ou vivre en ville. Parfois, il y a des villages sans un seul jeune homme ou une seule jeune femme.

Plusieurs familles du Haut Atlas se sont retrouvées sans maison suite au séisme du 8 septembre 2023.Crédit: Yassine Toumi / TelQuel

Donc, est-ce que le courage et l’envie seront là  pour reconstruire chaque village, même ceux où il n’y avait que des personnes âgées ? La réponse à cette question relève de facteurs socio-économiques qui me dépassent, moi, en tant que simple militant associatif.

Mais le bon sens voudrait que le Haut Atlas, qui était déjà victime de l’exode rural et qui avait perdu une grande partie de ses jeunes, ne sortira pas, à mon avis, de ce séisme comme il y est entré. Il y aura un avant et un après-séisme.

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