[Tribune] Kenergique Barbie

Le film de Greta Gerwig ne saurait évidemment avoir la profondeur et la clarté d’un texte de Fatema Mernissi, Gisèle Halimi ou Angela Davis. Pourtant, il donne lieu à de passionnants commentaires.

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Margot Robbie et Ryan Gosling campent Barbie et Ken dans le film de Greta Gerwig. Crédit: Warner Bros

Parmi ces commentaires, la tribune de Leila Bouasria, publiée par TelQuel le 23 août, à laquelle on ne peut que souscrire. Il s’agira plus ici de verser quelques centimes au débat cinéphile, les manques de la comédie, comme l’objet socio-historique de la poupée, étant bien analysés par Bouasria.

La première question à poser serait peut-être : les blockbusters décérébrés (ou pas, il y en a de bons) ne servent-ils pas souvent la cause patriarcale ? Plus précisément, ces produits de consommation de masse n’évitent-ils pas soigneusement d’être des manifestes phallocrates détaillés, pour promouvoir leurs valeurs ?

Si la réponse était positive, alors, on pourrait regarder le travail d’écriture du couple de Greta Gerwig et Noah Baumbach comme un usage du cinéma commercial au service d’un discours qui leur tient à cœur — et, oui, féministe, ce discours.

Martin Scorcese a parlé de ces réalisateurs d’Hollywood qui acceptaient les contraintes et les codes imposés par les studios pour tenter de dire autre chose. Il les appelle des “contrebandiers”. Gerwig pourrait tout à fait entrer dans cette catégorie, sans préjuger des qualités de l’œuvre, dont la forme même l’obligeait à n’évoquer les questions de “race” et de classes que par allusions. Elle est déjà chargée de suffisamment de sens pour (re)lancer une conversation mondiale, ce qui n’est pas rien.

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Mattel et la Warner en tirent certes profit et il importe d’en être conscient. Mais faudrait-il pour autant leur demander de ne faire que des poupées et des films machistes ? Le patriarcat, lui, n’hésite pas et tient même à ces monopoles. Ceci explique certainement l’énorme — et réjouissante — panique morale de l’extrême droite américaine. À commencer par celle des journalistes de Fox News, alors qu’elles sont modelées (parfois au scalpel) à l’image de la première poupée Barbie, pour complaire à la direction, masculine, de la chaîne.

On peut revoir à ce sujet Bombshell (Scandale, 2019), avec Nicole Kidman, Charlize Theron et Margot Robbie, déjà, sur les coulisses de l’empire Murdoch et le scandale Roger Ailes — qui précéda de moins d’un an l’affaire Weinstein. Bombshell n’était pas une comédie musicale, il a fait moins d’entrées et “seulement” 61 millions de dollars de recettes.

Sur le versant mâle, la gent masculine s’empare de la caricature de Ken, et sa “Kenergy”, dans un rire général. La trame de Barbie, indique fort justement Leila Bouasria, repose sur un point remarquable : les poupées Barbie(s) et Ken(s) sont asexuées. Littéralement. Tout le film expose donc des rapports de genres, compliqués, entre des personnages sans sexe. Ce n’est pas un détail de la narration.

L’un des ressorts du long-métrage semble bien être l’idée qu’une sexualité non assumée ferait régner une certaine hystérie, masculine autant que féminine. D’où ce plan final, renvoyant au conte — féminisé — de Pinocchio, n’en déplaise au Hezbollah libanais, qui a rejoint la croisade de Fox News et des youtubeurs trumpistes contre le travail de Gerwig. Dans sa propre perspective, Al-Ghazali ne disait pourtant pas autre chose qu’elle, mais il est vrai qu’il n’était pas chiite.

 

Avec les faiblesses liées à l’exercice de style, Barbie fait couler de l’encre à l’échelle planétaire. C’est la marque d’un produit de consommation de masse intelligent, aussi contradictoire que cela paraisse. Mais l’art en général n’est-il pas pétri de contradictions ? Et qu’un peu d’intelligence puisse rapporter un milliard de dollars aux bailleurs de fonds n’est pas une mauvaise nouvelle en soi. Bien des artistes en sont conscient.e.s, qui dépendent de toute façon, et de tout temps, de mécènes, de producteurs ou d’un marché. La grève, depuis le mois de mai, des auteurs rejoints en juillet par les acteurs américains le souligne suffisamment.

Dans un autre genre cinématographique, arrive sur les écrans Anatomie d’une chute, tourné par Justine Triet et lui aussi écrit en couple. Les mots de la réalisatrice, lorsqu’elle a reçu la Palme d’or à Cannes, avaient “estomaqué” sa ministre de tutelle et horrifié la presse de la droite hexagonale. Faut-il opposer Gerwig et Triet, ou les voir comme complémentaires, chacune avec son vocabulaire et les contraintes de l’industrie culturelle dans laquelle elles évoluent ?