Le film Barbie de Greta Gerwig aura au moins eu comme fonction de provoquer toutes sortes de perplexités pour donner libre cours à nos émois refoulés. Autour de nous, on ne cesse d’en parler. Sous son apparence légère et superficielle, il a su animer bien des débats. Tout cela pour dire l’enjeu de la réflexion sur les genres qui continuent à alimenter des peurs et susciter des réticences.
Les histoires de rôles féminins et masculins continuent-elles à cristalliser autant de fantasmes ? Est-ce l’expression de la peur profonde qui terrasse les hommes et les femmes quant à l’éventuelle possibilité d’un changement de rôles ? Est-ce l’expression de la difficulté de se détacher d’un modèle de différence hiérarchisée des sexes ?
Au début du film, Barbie vit dans un monde matriarcal où la présence des hommes semble secondaire et accessoire. Son ami Ken, tout en frôlant le ridicule, cherche à attirer son attention et semble ne vivre que pour lui plaire. Cet inversement des rôles a peut-être pour but de mobiliser la fibre empathique masculine pour faire réfléchir sur l’absurdité de certaines attitudes “patriarcales”. Sans s’étaler sur les causes, Barbie se trouve un jour obligée de quitter son univers artificiel pour aller au contact du monde réel. Elle découvre pour la première fois les inégalités, le jugement de l’autre et le harcèlement.
Confrontée aux humains, Barbie est complètement déboussolée. Elle ne partage plus aucun signe de ralliement avec ce Nouveau Monde. Les symboles qui d’habitude lui permettent d’interagir avec les autres n’ont plus le même sens, ni les gestes ou les regards les mêmes significations. C’est comme s’il était question d’une allégorie du passage de l’enfance à l’âge adulte. La petite fille habituée au monde des artifices peuplé de chimères doit quitter son monde onirique pour grandir. Barbie perd la nonchalante exubérance de celles qui se savent admirées. Le monde des rêves cède la place à la réalité.
Quand Barbie voyage dans le monde réel, elle emporte avec elle un code de conduite, un bagage qui justifie ses chocs “culturels” au contact d’un nouveau référentiel. Cela rappelle indirectement le poids de l’héritage historique dans le mouvement de changement. Ken ignore initialement le sexisme et ne devient masculiniste qu’une fois imprégné de l’ambiance sexiste du monde réel inégalitaire ; comme quoi, le machisme n’est pas inné chez lui, mais s’inspire d’un environnement qui lui dicte un mimétisme.
Quand Ken décide de revenir à Barbie Land, il compte bien faire son putsch et renverser le matriarcat pour prendre le pouvoir. C’est à partir de cette tournure que la satire de la masculinité toxique et la caricature du mouvement antiféministe nous emportent dans une ambiance hilarante.
Les Barbies reviennent par la suite déterminées à reprendre les rênes du pouvoir. Nous assistons à un renversement de Kendom, l’empire des Ken, par une communauté de femmes. Elles ont d’ailleurs recours à plusieurs ruses pour faire croire aux hommes qu’ils sont les maîtres du savoir le temps d’obtenir leur objectif. Un clin d’œil au mansplaining [1].
Elles finissent par renverser le pouvoir tout en étant légalistes. Cette récupération se fait à travers le chemin sinueux du droit de vote et de la Constitution, clin d’œil à l’importance de la bataille législative pour faire entendre sa voix. Les Barbies se serrent les coudes dans un élan solidaire pour réussir leur mission, ce qui renvoie au mythe d’une sororité féminine lisse et exempte de conflits, mais rappelle quand même, quoique naïvement, l’importance de la solidarité pour réimaginer les rapports hommes-femmes.
Ce film peut-il servir de support de cours dans des séminaires de genre pour mieux mettre en évidence l’assignation normée aux rôles de genre et les codes stéréotypés de la féminité ? Il pourra peut-être aussi servir de support didactique aux professeurs de marketing quand il s’agit de montrer jusqu’où peut aller une stratégie dans la récupération de la critique à son avantage. Peut-il livrer un exemple du “washing” pour ne pas dire “pinkwashing” [2] qui se reflète dans la manière dont une entreprise se montre engagée dans une cause sociétale comme le féminisme pour augmenter ses ventes ?
Barbie est une marque culte depuis 64 ans déjà. Elle n’est pas qu’un jouet ; elle était la muse de plusieurs créateurs/trices, présentée à l’effigie d’acteurs/rices inspirant·e·s. N’est-elle pas quelque part un objet sociologique intéressant dans le sens où elle demeure une figure emblématique des mutations socioculturelles ?
Quand on retrace l’histoire de son évolution à travers les décennies, il est intéressant de suivre les étapes de son adaptation. Au moment de sa création en 1959, elle est présentée comme une icône de l’hyperféminité qui souhaite rompre avec la poupée femme au foyer. À travers le slogan “Les filles peuvent tout faire”, Barbie quitte la sphère domestique pour exercer des métiers qui lui permettent de concilier entre ses différents rôles.
Avec le temps, Mattel s’inspire des critiques et décide d’offrir à Barbie plus de possibilités de carrières. C’est ainsi qu’elle devient pompière, astronome, pilote et exerce plus de 40 métiers majoritairement pratiqués par des hommes. Elle ne se contente pas de faire adapter son profil aux nouvelles normes sociétales pour correspondre aux attentes de sa clientèle, mais se veut être une source d’inspiration au changement.
Même si on choisit de regarder Barbie comme une grille d’appréhension de la réalité des mutations, on ne peut pas faire l’impasse sur tout le système de pensée sous-jacent qu’elle bouscule
Faisant l’objet de critiques quant aux standards de beauté surréalistes et occidentalo-centrés, Barbie se diversifie et cherche à devenir plus inclusive. On assiste à sa commercialisation avec des types de corps variés déclinés en sept couleurs de peau. Barbie ne veut plus être à l’image de l’icône de la mode, archétype de la femme blanche parfaite, mais cherche à représenter les minorités.
Elle devient ainsi la première poupée à se lier d’amitié avec Francie et Christie qui sont noires. On a vu arriver la poupée voilée en l’honneur de l’escrimeuse Ibtihaj Muhammed, première sportive américaine voilée à participer aux Jeux olympiques. Aussi, Barbie s’est mise à raconter les vulnérabilités humaines en étant handicapée, en portant des prothèses auditives, et en affichant son vitiligo ou son alopécie. On lui a même reproché de surfer sur la vague “woke [3]” en cherchant à accommoder les causes de toutes les minorités…
D’ailleurs, difficile de nier la symbolique politique de ces enjeux de représentation. On se souvient de “Fulla”, la poupée musulmane, voilée, brune aux yeux marron, qui a été commercialisée en 2003 par une firme syrienne. Elle a vite détrôné la Barbie au Moyen-Orient en offrant un modèle d’identification plus adapté à la culture arabo-musulmane.
À travers le chemin parcouru, Barbie permet de tracer l’itinéraire d’un chemin vers le changement où on avance par paliers. On peut même aller, au risque de faire de la sociologie de comptoir, jusqu’à y voir un outil de compréhension qui permet de saisir les transformations des rôles dans le temps. Barbie est la championne de l’adaptation… Oui, mais… même si on choisit de regarder Barbie comme une grille d’appréhension de la réalité des mutations, on ne peut pas faire l’impasse sur tout le système de pensée sous-jacent qu’elle bouscule.
La Barbie qui a bercé des générations dans leur enfance, en étant souvent accusée d’être à l’origine de complexes et de rapports néfastes au corps féminin, la voilà féministe. Pourquoi pas ? Elle n’est pas bête pour ne pas changer d’avis… La Barbie qui cristallisait toutes les injonctions sexistes à travers ses mensurations parfaites, ses jambes interminables et sa longue chevelure dorée, la voilà qui se réclame aujourd’hui du féminisme. On voit peut-être triompher un féminisme dit “bimbo” où des Barbies assument leur hyperféminité sans culpabilité tout en n’étant pas forcément muettes ni écervelées.
Dans un de ses entretiens, Greta Gerwig associe le féminisme de Barbie à son indépendance, en vantant son carriérisme et sa réussite professionnelle. Elle semblait vouloir dire : “Barbie est féministe parce qu’elle a réussi à avoir sa propre maison de rêve, sa décapotable, sa roulotte de camping et parce qu’elle a fini par accumuler plusieurs biens matériels.” Elle est donc féministe parce qu’elle a accès (toute seule) à un travail dans un monde capitaliste qui ne voit le succès qu’à travers la lorgnette du gain matériel.
Cette importance accordée à la performance individuelle est quelque part le miroir grossissant de la montée en puissance du néolibéralisme. Être responsable de sa propre condition est devenu le slogan du siècle. On est entraînés sans le vouloir dans l’apologie de l’individualisme dans sa dimension économique (accumulation d’accessoires) et symbolique (réalisation de soi, accomplissement personnel…).
On se demande comment une Barbie, icône de la surconsommation, peut être féministe. On est d’ailleurs invités à réfléchir à la manière dont le féminisme alimente “ce nouvel esprit du capitalisme” [4] quand il défend l’égalité des droits tout en continuant de mettre en marche la machine de l’accumulation capitaliste.
Le film fait étalage des aspirations “bourgeoises” qui nous laissent croire que le féminisme est homogène et que les femmes aspirent toutes à ce que Barbie a pu réaliser. Les causes féministes sont ainsi présentées de manière superficielle sans entrer dans les tréfonds des discriminations. Ce genre de militantisme semble même banaliser les discriminations capitalistes, ou bien c’est le capitalisme qui se met au service du militantisme. N’est-ce pas difficile, tout en se laissant bercer par les charmes de l’artifice bling-bling, de penser aux ouvrières qui fabriquent ces Barbies en Chine ? Qui a pensé à leurs conditions de travail, leur salaire bas, les violences subies et la distance qui les sépare des poupées qu’elles confectionnent ?
Je me sens gênée d’écrire tout un texte sur une poupée à laquelle je ne me suis jamais attachée ni identifiée
Aussi, le féminisme brandi par ce blockbuster ignore les rapports de classe et de race qui s’articulent aux discriminations liées au patriarcat. Je me sens d’ailleurs gênée d’écrire tout un texte sur une poupée à laquelle je ne me suis jamais attachée ni identifiée.
Rares sont aussi les filles de ma génération au Maroc qui pouvaient se projeter dans le même monde ludique et s’imaginaient manier la vaste panoplie d’accessoires qui accompagnait Barbie pour aller dans des lieux de divertissement qui lui étaient accessibles. Aussi, Barbie pouvait être menaçante de par les valeurs “occidentales” qu’elle représente.
Même si Barbie ne m’a jamais fait miroiter l’adulte que je deviendrai, et que je reconnais que nous n’avons pas le même rapport à Barbie dans nos sociétés, je reste quand même sensible à l’effet d’un jouet sur un enfant et consciente de la capacité du jeu à renforcer les fossés entre les rôles de genre.
Alors que mon frère avait sa collection de voitures, je me souviens avoir joué à la dînette et à la maman en berçant un poupon entre les bras, lui avoir remis sa sucette dans la bouche et brossé son crâne chauve. D’autres filles de ma génération n’ont peut-être pas eu cette chance, elles ont peut-être habillé des figurines en carton ou façonné des poupées avec les moyens dont elles disposaient.
Ma mère, étant enfant, se réveillait tous les jours pour aller prendre soin de sa poupée, la nettoyer, l’astiquer. Cette poupée était imaginaire sur un mur recouvert de mosaïque. Ma mère avait le génie et assez de créativité (comme beaucoup de filles de l’époque) de créer de toutes pièces une figure sur des carreaux en zellige. Sa poupée utopique était tantôt grande, tantôt petite, tantôt fade ou colorée, selon les humeurs du jour.
Quand j’écoutais cette histoire, je ne pouvais m’empêcher de penser comme elle conceptualisait de manière très originale son identification au rôle de maman. Le besoin féminin de prendre soin/du care apporté à autrui n’était pas dicté par l’objet matériel (elle n’avait pas de vraies poupées), mais était bien au contraire à l’origine de la création d’un objet imaginaire support d’une assignation identitaire. La socialisation est puissante, mais s’exprime différemment selon les contextes et les ressources.
On est bien conscients que c’est un support de socialisation, de transmission des valeurs et que c’est même un symbole qui permet de se projeter dans les rôles futurs
On a envie de dire : mais ce n’est qu’une poupée ! ce n’est qu’un film ! Mais ce n’est pas qu’une poupée, après tout. On est bien conscients que c’est un support de socialisation, de transmission des valeurs et que c’est même un symbole qui permet de se projeter dans les rôles futurs. N’oublions pas que la firme Barbie a exhibé le pouvoir du simulacre en faisant sortir d’un univers de celluloïd une poupée plastifiée en 3D. Est-ce qu’elle comprend à quel point nous avons besoin d’être représentés dignement ?
On a aussi beaucoup reproché à ce film sa légèreté, la superficialité de son scénario et des dialogues, et je me demande si la réalisatrice n’a pas fait exprès de monter en profondeur vers la fin du film pour mieux rehausser l’effet de changement. La Barbie qu’on a souvent qualifiée de vide de sens et qui a toujours incarné l’image d’une femme “objet” s’avère plus profonde qu’elle ne paraît être. Le monologue de la fin prononcé par America Ferrera se veut philosophique. Elle dit si bien combien il est difficile d’être une femme sommée d’être toujours extraordinaire. “Il faut être mince, mais pas trop, avoir de l’argent sans le demander, diriger sans être méchant, aimer être mère sans parler de ses enfants, ambitieuse tout en veillant sur les autres, rester belle sans séduire, ne jamais vieillir ni sortir du rang…” Comment peut-on être tout cela et son contraire ?
Je me demande si la fin du film laisse entendre qu’il est important d’éviter de se définir au prisme du regard de l’autre. Ken arbore un t-shirt qui porte le nom “Kenough” pour faire allusion à l’importance de l’autosuffisance. La seule manière de combler les manques est d’être soi-même, après tout. Barbie semble lui dire qu’au-delà des rôles de genre ou de l’identification à des figures idéalisatrices, il est important d’écrire sa propre histoire de manière autonome et que l’accès à cette identité narrative et au “soi réflexif” est nécessaire à la réappropriation de soi et son histoire. On est censés compatir avec une Barbie qui met en avant sa spiritualité et choisit d’assumer son humanité jusqu’au bout.
Cette vision mystique s’affirme quand Ruth Handler, la fondatrice de Barbie, réapparaît à la fin du film pour affirmer que l’être humain a une fin alors que les idées demeurent toujours vivantes. Barbie décide à la fin du film de devenir mortelle ; je ne veux pas chercher du sens là où il n’y en a pas, mais peut-être que dans son refus de demeurer un objet inanimé, elle proteste contre l’objectivation des femmes.
Il est intéressant d’assister à la manière dont la pop culture s’approprie des causes militantes de manière subversive
Je ne comprenais pas, par moment, qu’on puisse critiquer un film satirique pour son phallocentrisme ironique et ses allusions perverses et cyniques, mais je comprends que le fait de glorifier des idées (le monde de l’intangible et de l’immatériel) dans une société faisant d’un objet matériel (infrastructure) un capital au fondement du monde des idées (superstructure) puisse être provocateur. Et si la spiritualité de Barbie devenait la cerise sur un gâteau fait d’ingrédients composites ?
La dernière scène du film emmène Barbie chez son gynécologue. On se dit : nous voilà entrain de réassocier la Barbie asexuée à son appareil reproductif. Mais j’imagine que la réalisatrice continue dans le jeu de subversion. Est-ce une façon d’intégrer la différence biologique dans la construction des différences ? Ou de dire qu’il est temps aussi de se réapproprier son corps caché, oublié et refoulé ?
On peut reconnaître qu’il est difficile d’admettre que le féminisme serve de marchandise, mais il est intéressant d’assister le temps de cette projection à la manière dont la pop culture s’approprie des causes militantes de manière subversive. Ce film nous dérange tant il nous met face à nos ambivalences. On n’arrive pas à suivre les logiques d’un capitalisme néolibéral qui s’obstine à vouloir embrasser une conception plus holistique de l’injustice.
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[1]Le mansplaining (de l’anglais “man”, homme, et “explaining”, explication) est un concept féministe né dans les années 2010 pour désigner l’attitude paternaliste des hommes envers les femmes.
[2]Le terme pinkwashing est utilisé pour décrire les activités marketing pratiquées par des compagnies pour se positionner comme alliées des causes progressistes.
[3]“Woke” veut dire “éveillé” et renvoie à la prise de conscience d’injustices subies par les minorités. On reproche à ce mouvement d’exagérer ses expressions de combat pour la justice raciale au point de freiner la liberté d’expression.
[4]Boltanski, Luc, Chiapello, Eve, 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.