[Tribune] Jean-Louis Cohen et la mystique de Casablanca

Le 7 août disparaissait Jean-Louis Cohen à 74 ans. Ce jour-là, j’ai perdu celui qui été mon professeur il y a maintenant presque 30 ans, un mentor qui a suivi pas à pas ma carrière et mon travail de part et d’autre de l’Atlantique. Un ami, enfin, un compagnon d’aventures intellectuelles profondes. Je n’étais pas le seul.

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Jean-Louis Cohen. Crédit: Università della Svizzera italiana

Le monde a perdu un intellectuel immense, généreux de son temps avec les autres, polyglotte habile qui circulait entre les cultures, un homme unique à la mémoire proprement prodigieuse. Jean-Louis Cohen laisse orpheline une tribu, une communauté de personnes qu’il a touchées. Sa disparition a provoqué une pluie d’hommages solennels et intimes, tous émouvants. Je voudrais ici m’y joindre, mais surtout rendre compte de ce que le Maroc et Casablanca en particulier lui doivent.

Tarik Oualalou, architecte.

Quand Jean-Louis arrive pour la première fois au Maroc au milieu des années 1980, il n’a pas encore 40 ans. C’est pourtant déjà une figure de la recherche architecturale, auteur d’ouvrages qui frappent par leur clarté, la sophistication de leur organisation conceptuelle, et surtout par l’accès aux textes et aux archives, qu’elles soient italiennes, allemandes ou soviétiques, qu’il pouvait interpréter directement.

Son travail sur La coupure entre architectes et intellectuels, ou son Le Corbusier et la mystique de l’URSS montraient déjà une nouvelle façon de faire l’Histoire. Il accompagne à Casablanca Monique Eleb, sa compagne à cette époque, qui, malheureusement, nous a également quittés il y a quelques mois.

Jean-Louis découvre alors une ville sublime, mais endormie, encore sous le joug d’une administration à laquelle elle fait peur dans cette période de la fin des années de plomb. C’est le début des travaux de la mosquée Hassan II, parfaite expression de ce postmodernisme autocratique qui traverse alors la production architecturale.

Il rencontre pourtant dans la ville des témoins encore vivants de ce qu’il appelait “la plus grande aventure urbaine et architecturale du XXe siècle” : Jean-Francois Zevaco, Elie Azagury, Patrice Demazière… Au-delà, il découvre une scène qu’il a certainement contribué à constituer, de jeunes architectes qui commencent alors à regarder Casablanca. Aziz Lazrak bien sûr, qui à cette période marque déjà le territoire de la métropole, mais aussi Jacqueline Alluchon, Wahid Mountassir, et en particulier Rachid Andaloussi, qu’il aimait beaucoup.

Une mémoire pour la ville

À l’automne 1995, à la suite de la démolition de la Villa Mokri, Monique et lui encouragent certains d’entre eux à constituer l’association Casamémoire. Cette association est devenue le symbole de la redécouverte et de l’appropriation de notre patrimoine moderne, et reste un repaire important de la société civile casablancaise.

À partir de 1985 et pendant près de dix ans, Jean-Louis et Monique arpentent la ville, la documentent, constituent le premier fonds documentaire sérieux sur Casablanca. Depuis les permis de construire jusque dans les revues qu’ils dépouillent minutieusement, ils produisent un portrait intime et savant de cette ville qui se dérobait jusqu’ici à l’étude. C’est un travail monumental, un socle de connaissance que nous continuons d’utiliser. Ce sont les découvreurs de Casablanca.

Quand paraît en 1995 Casablanca, mythes et figures d’une aventure urbaine, j’ai 17 ans, et je viens d’arriver à Paris pour étudier à l’école Paris Malaquais. Jean-Louis est mon professeur d’histoire de l’architecture moderne. Son travail sur Casablanca était alors achevé. En corrigeant ma copie d’examen, il s’intéresse à l’étudiant avide de lectures et un brin provocateur que j’étais, me convoque et me propose de reprendre et continuer avec lui cette aventure.

C’est ainsi que j’ai eu le privilège, la chance et le bonheur, les mots sont trop faibles, de travailler avec lui pour la première fois en 1996, pour la réalisation du “Portrait de ville” dans la petite collection des monographies urbaines publiée par l’Institut français d’architecture qu’il dirigeait à cette époque. Ce portrait de ville couvre les périodes depuis les années 1960 et ainsi complète leur ouvrage.

J’ai pu également l’assister sur la très belle exposition Casablanca à l’espace Electra à Paris en 1997. Depuis ce moment, il est resté une présence dans mon travail, discutant, conseillant, m’obligeant à clarifier ma pensée à chaque étape.

En 2014, Oualalou + Choi, que je dirige aux côtés de ma femme Linna Choi, a été chargé de mettre sur pied le premier pavillon du Maroc à la Biennale de Venise, qui racontait à la fois la trajectoire d’un siècle d’invention architecturale et proposait le désert comme nouveau territoire d’expérimentation architecturale. Une immense fierté, à laquelle s’ajoute celle de voir Jean-Louis préfacer le catalogue de l’exposition Fundamental(ism)s, sous la forme d’un conte, un texte sublime.

Toujours envoûté par Casablanca, il n’hésite pas, en 2017, à se joindre à nous et au conservateur du patrimoine Bernard Toulier pour une série d’études urbaines sur le patrimoine architectural et urbain de la ville. Commence alors une aventure de plus de six ans, qui aura permis de faire les plans de sauvegarde et de revitalisation de Casablanca, de publier le premier inventaire architectural exhaustif, et de proposer au classement et à la protection près de 3000 bâtiments.

Jean-Louis Cohen n’était pas un commentateur du réel ou un simple observateur de la scène casablancaise, il n’a jamais hésité à s’y impliquer avec cet activisme fin qui devait être l’héritage de son passé communiste, et un sens stratégique aigu qui lui était propre. Sa disparition est une perte immense pour cette ville qu’il a aimée, et dont il a écrit et marqué l’histoire.

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