Restreindre l’accès aux réseaux sociaux en cas de nouvelles émeutes, c’est ce que propose Emmanuel Macron pour endiguer de futures révoltes populaires. Celles qui ont éclaté au lendemain de la mort du jeune Nahel, 17 ans, tué fin juin par un policier à Nanterre, ont secoué la France, avec pour conséquences des milliers de bâtiments commerciaux et administratifs endommagés, plus de 3000 interpellations et la bagatelle de 650 millions d’euros de dégâts matériels. La ghettoïsation forcée de cette jeunesse postcoloniale et les freins institutionnels auxquels elle fait face sont autant de facteurs qui expliquent cette colère sourde.
Or, surprise, le gouvernement français a préféré regarder ailleurs, faisant porter la responsabilité sur les parents jugés démissionnaires, et, plus cocasse, sur l’influence qu’exercent les jeux vidéo sur les psychés des émeutiers. En évoquant la possibilité de censurer les réseaux sociaux, la France franchit cependant un palier important. Et par là même, met en évidence un énième deux poids deux mesures dont l’Occident se fait une spécialité.
Rappelons-nous les vivats des pays occidentaux, leur fascination béate devant la toute-puissance des plateformes sociales, lorsque celles-ci, en 2011, avaient catalysé les Printemps arabes. Mark Zuckerberg était alors à remercier pour la chute des Moubarak, Kadhafi et autres Benali. À cette époque, Facebook et Twitter étaient bénis.
Plus récemment encore, à l’occasion de la révolte des femmes iraniennes, dont les rares images filtraient via les réseaux sociaux, on n’avait pas de mots suffisamment élogieux à l’égard de ces inestimables courroies de transmission. Comme de juste, l’on vantait la capacité de ces applications à organiser les manifestations, à permettre aux Iraniennes de coordonner leur action.
Il est somme toute fascinant de voir ce discours se détraquer dès lors que le trouble à l’ordre public menace un pays occidental. Et tout aussi fascinant d’observer le naturel avec lequel cette volonté du président Macron de surveiller les réseaux sociaux s’est diffusée au système politico-médiatique. Hormis quelques cris d’orfraie poussés par l’opposition, le réflexe liberticide du président a globalement laissé de marbre.
C’est cela qui horripile ce que l’on appelle désormais les pays du Sud global. Cette dualité, pour ne pas dire cette hypocrisie de l’Occident, qui impose ses valeurs par une sorte d’extraterritorialité de fait mais s’autorise, quand bon lui semble, de les fouler aux pieds.
Les exemples en la matière pullulent. De l’intervention au Kosovo à la guerre d’Irak, en passant par l’opération militaire sans mandat onusien en Libye, les interprétations libres de l’Occident de ses propres règles abondent. Mais gare à ceux qui, ne faisant pas partie du camp de la “démocratie”, osent violer le schéma de pensée occidentale.
“Les Occidentaux semblent presque outrés qu’on leur oppose la réalité de leur double discours”
La guerre en Ukraine a fait voler cette duplicité en éclats. Les pays du Sud ont tout de suite relevé l’énorme favoritisme des grandes nations démocratiques au profit d’un pays qui leur ressemble, du moins ethniquement. Résultat, l’Asie, l’Afrique et une bonne partie de l’Amérique latine refusent de s’investir dans une guerre qui n’est pas la leur. Etrangement, les Occidentaux semblent presque outrés qu’on leur oppose la réalité de leur double discours. Souvent, ils excipent du fait qu’ils représentent les préceptes démocratiques pour se permettre ces libéralités.
L’incohérence est totale, surtout en matière de services d’espionnage. L’affaire Pegasus, du nom de ce logiciel israélien ayant supposément (sans preuves matérielles) permis au Maroc ainsi qu’à d’autres pays d’espionner les conversations téléphoniques de personnalités occidentales, dont des présidents, sonnait comme le faux pas suprême, le sacrilège absolu. C’était oublier que tout pays tenant à sa souveraineté exerce ce type d’activités, et que l’un dans l’autre, tout le monde espionnant tout le monde, les lignes séparant la victime et le coupable disparaissent.
Du reste, il n’y a qu’à lire le contenu du projet de loi d’orientation et de programmation déposé par le ministre de la Justice français, Éric Dupond-Moretti, pour se rendre compte qu’en matière d’espionnage, la France ne développe aucun complexe. Ce texte autorise désormais l’utilisation de logiciels espions pour infiltrer le micro et actionner à distance la caméra d’un smartphone.
Bien entendu, cela constitue une atteinte sérieuse au respect de la vie privée. Eût-il fait voter une loi similaire qu’un pays du Sud se verrait fissa taxé d’effroyable dictature avant d’écoper de sanctions décidées par le camp du bien. Mais lorsque cela émane du berceau de la démocratie qu’est la France, personne ne bat un cil. Le deux poids deux mesures dans son expression la plus pure… et la plus grotesque.