Goul’ha b’darija

Par Fatym Layachi

Le week-end de l’Aïd te semble déjà bien loin. Ta cousine a fini de pester contre sa belle-mère qu’elle a aidée en cuisine pendant trois jours. Zee est rentrée de chez ses grands-parents. Ton cousin a fini par se remettre de ce week-end de trois jours de fête intensive avec une notion du timing totalement confuse, et ne sait plus très bien distinguer ce qui a eu lieu en before de ce qui a eu lieu en after, avec une espèce de sensation de jours glissants, de temps qui dure longtemps. Il a eu l’impression de planer pendant trois jours, il est revenu sur terre, lui et sa gueule de bois en béton armé. Ta tante a fini de se plaindre d’avoir dû gérer seule sa baraque pendant quatre jours. Et toi, tu as fini de digérer tes excès de viande.

Tout le monde autour de toi a repris le cours de sa vie. Le quotidien a repris son cours. Chacun est prêt à penser à ses prochaines vacances. Tu es retournée au boulot. Face à ton ordi, tu tentes de te reconnecter un peu au monde dans lequel tu vis. Tu te connectes à un journal en ligne. Un titre attire ton attention : “Le gouvernement décrète le tout arabe au sein de l’administration publique”.

Le titre te surprend. Deux lignes plus loin tu peux lire : “Les administrations ainsi que les établissements publics et privés sont tenus d’utiliser l’arabe comme langue officielle.” Là, ce n’est plus de surprise dont il s’agit. Mais d’incompréhension.

Les administrations ainsi que les établissement publics et privés, c’est vaste. C’est tout le pays en fait. Et cette décision, qui est pour le moins importante et conséquente, a été annoncée au parlement, en réponse à l’une des questions au gouvernement. La ministre qui s’est chargée de cette réponse a pris soin de rappeler que l’État “œuvre à la protection et au développement de cette langue, ainsi qu’à la promotion de son utilisation”. Tu trouves ça bien de promouvoir une langue. Donc, tu ne vas pas critiquer ce projet. Loin de là.

En revanche, un truc t’interpelle. Certes, tu n’es absolument pas constitutionnaliste, mais il te semble que les langues officielles du pays sont l’arabe, certes, mais aussi l’amazigh. Il te semble même que l’article 5 de la Constitution de 2011 consacre le caractère officiel de la langue amazighe et prévoit une loi organique pour définir “le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette langue, ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et aux domaines prioritaires de la vie publique, et ce afin de lui permettre de remplir à terme sa fonction de langue officielle”. Alors là quoi ? On renonce à ce projet ? On renonce à l’amazigh ?

“Le recours à l’arabe classique est un renoncement à notre souveraineté linguistique”

Fatym Layachi

Tu ne comprends pas très bien le projet gouvernemental avec ce qui vient d’être décrété. Tout a commencé par la question d’un député qui a fait remarquer que “des organismes publics s’adressent aux citoyens dans une langue étrangère”. Dit comme ça, c’est vrai que ça peut paraître très incongru. Mais en y réfléchissant un peu, tu te demandes à quel point l’arabe classique est une solution.

Parce que, à bien y regarder, l’arabe classique n’est pas notre langue. Le recours à l’arabe classique est un renoncement à notre souveraineté linguistique. La darija est notre langue. Tu n’as même plus envie de répondre à ceux qui te disent que ce n’est pas une langue. Elle est parlée, elle est conjuguée, elle est chantée. C’est une langue. Point. Elle existe. Et continuer à s’obstiner collectivement à refuser de l’écrire, c’est continuer à s’obstiner à refuser un pan de ce que nous sommes collectivement.