Ahmed El Yacoubi et Ghita Lahlou : “Nous voulons faire émerger une finance plus responsable, plus soucieuse de son impact social”

À mi-chemin entre la finance et l’économie solidaire, le Social Impact Fund allie logique de rendement et contribution à la sphère sociale. Entretien croisé avec Ahmed El Yacoubi, président du directoire de Société Générale Maroc, et l’une des architectes du fonds, Ghita Lahlou, DG de l’École centrale de Casablanca.

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Ghita Lahlou et Ahmed El Yacoubi.

Finance et économie solidaire, quel bel oxymore ! Aux antipodes l’une de l’autre, ces deux sphères peuvent a priori cohabiter. C’est cette gageure que propose de réaliser la Société Générale et qui a piqué la curiosité de TelQuel. À travers le Social Impact Fund, un fonds commun de placement monétaire très peu risqué, investisseurs, institutionnels et particuliers peuvent placer leur patrimoine au bénéficie d’associations portant le combat solidaire dans notre pays.

À l’origine de ce fonds qui ambitionne de lever 200 millions de dirhams, une idée plutôt simple : les investisseurs injectent de la ressource dans un véhicule financier extrêmement sécurisé, avec l’assurance de ne pas affecter leur capital, et s’engagent à reverser les dividendes générés à des ONG. Celles-ci seront méticuleusement sélectionnées par un “board” composé de personnalités issues aussi bien de la finance que de la société civile. Leur point commun, une sensibilité sociale reconnue. On y retrouve des noms comme ceux du PDG de la CIMR Khalid Cheddadi, du directeur général de l’agence chargée des participations de l’État, Abdellatif Zaghnoun, du journaliste Abdellah Tourabi ou encore de la DG de l’École centrale de Casablanca, ex-dirigeante du groupe Saham, Ghita Lahlou.

Ghita Lahlou, justement, se trouve au bureau d’Ahmed El Yacoubi au moment où nous arrivons pour l’interviewer. Le président du directoire de Société Générale Maroc et président du Social Impact Fund nous confie tout de go que la genèse du projet doit beaucoup à cette femme ultra-impliquée dans la sphère sociale. L’occasion était trop belle de proposer un entretien croisé. Nos interlocuteurs n’y ont pas vu d’inconvénient.

TelQuel : Comment vous est venue l’idée de lancer le premier fonds commun de placement monétaire à caractère social et solidaire au Maroc ?

Ahmed El Yacoubi : En fait, l’idée est venue spontanément de Ghita Lahlou, au fil de conversations que j’ai eues avec elle. Elle m’a souvent dit qu’il fallait réfléchir à un dispositif qui nous permettrait de rendre un peu plus soutenable le financement d’associations. L’écosystème actuel est compliqué pour les associations sans modèle économique pérenne. L’enjeu était de sortir de la logique ponctuelle de soutien pour les accompagner sur la durée. C’est donc venu comme ça ! Une fois que l’on a enclenché les choses, nos équipes d’asset management nous ont impressionnés par leur mobilisation enthousiaste.

Quel a été le principe de base du Social Impact Fund ?

Ahmed El Yacoubi : Nous avions en tête de structurer un fonds qui s’adresserait à des mécènes, institutionnels ou privés voulant tout de même garantir leur capital. Raison pour laquelle nous avons opté pour un fonds monétaire (moins risqué, ndlr). Nous comptions sur le fait que les investisseurs seraient prêts à libérer complètement les dividendes générés au profit d’associations et de projets à caractère solidaire.

En tant que banque, nous jouons un rôle d’intermédiaire de confiance, notamment à travers notre fondation. Le but étant de structurer la démarche générale. En amont, c’est à nous qu’incombe la mission de sélectionner les projets bénéficiaires sur la base de critères objectifs. En aval, nous évaluerons les impacts sociaux de nos contributions de manière à ce que nous puissions remonter une information de qualité à nos investisseurs et mécènes. Cela a donc démarré de cette manière, il y a un peu plus d’un an et demi.

Le fonds est-il d’ores et déjà opérationnel ?

Ahmed El Yacoubi : Tout à fait ! Dans un premier temps, nous avons constitué le board. Il nous tenait à cœur d’y compter des personnalités publiques reconnues pour leur intégrité, leur engagement et leur sensibilité sociale. Le board s’est donc réuni à plusieurs reprises afin de valider l’ensemble des étapes de la démarche.

Du 5 juin au 10 juillet, les associations pourront soumissionner

Ahmed El Yacoubi

Nous nous apprêtons maintenant à lancer le premier appel à projets à travers une plateforme développée en moins de trois mois par nos équipes. Du 5 juin au 10 juillet, les associations pourront soumissionner. Démarrera ensuite un processus de sélection au terme duquel les mesures d’accompagnement seront engagées.

Le principe du Social Impact Fund ? Investisseurs, institutionnels et particuliers placent leur patrimoine dans un fonds commun de placement monétaire très peu risqué. Les dividendes générés sont versés à des associations triées sur le volet.Crédit: DR

Ghita Lahlou, vous avez donc été impliquée dans la genèse de ce fonds. Familière de l’économie associative, quel écueil ce dispositif mêlant finance et solidarité peut-il aider à dépasser ?

Ghita Lahlou : Effectivement, j’ai consacré une partie de mon temps récemment à observer le terrain du monde associatif et je me suis rendu compte à quel point il est compliqué pour des associations porteuses de vrais projets, de vraies compétences, de trouver des systèmes de financement durables. Car lorsqu’elles démarrent et qu’elles n’ont pas de track record (historique), elles parviennent difficilement à lever des fonds.

Et puis, quand elles parviennent à démontrer un modèle probant, elles n’arrivent toujours pas à obtenir un financement dans la durée de par la structuration même de notre marché, qui accorde une prime à la visibilité, à l’historique. Sauf qu’il existe très peu d’associations dans cette catégorie.

Par conséquent, en voyant ces grands moments de solitude dans lesquels se morfondent les associations sérieuses, je me suis dit “c’est pas possible, il faut les aider”, sachant qu’une aide, quelle qu’elle soit, ne suffira jamais entièrement.

Y a-t-il eu une évolution des mentalités chez les grands corporate par rapport à ce que signifie la RSE et plus généralement les contributions à l’économie solidaire ?

Ghita Lahlou : Siégeant dans le jury du label RSE de la CGEM pour la responsabilité sociale et entrepreneuriale des entreprises, je me suis rendu compte que pour les grands corporate, la démarche de support à des projets sociétaux d’envergure ne pouvait plus être comparée à une simple “sadaqa”. Ce sont des soutiens qui vont intensifier des modèles, apporter une inclusion sociale à l’ensemble de ces espaces un peu oubliés du Maroc ainsi qu’aux populations les plus marginalisées. J’ai également constaté que les entreprises volontaires n’avaient pas une démarche structurée de financement ou de choix d’engagements.

J’espère que ce modèle en inspirera d’autres et donnera à nombre d’institutions des idées de contribution au développement inclusif et social

Ghita Lahlou

Au milieu de ces deux mondes qui se regardent un peu en chiens de faïence, il fallait trouver des connecteurs et des gens qui apportent, comme le disait Ahmed El Yacoubi, de la confiance, de la compétence et qui soient capables de matcher les besoins de part et d’autre. C’est comme cela que l’idée a démarré.

À titre plus personnel, je voulais aider et donc cela passait par le fait de consacrer une partie de son patrimoine pour apporter une valeur. Ensuite, à chaque fois que je sondais mes amis : “Est-ce que vous pourriez aider ? Est-ce que vous pourriez contribuer ?” Le feed-back était positif. Car l’architecture du fonds le permet facilement. Et ce dans la mesure où j’y engage une partie de mon patrimoine, mais sans toucher au capital qui doit profiter à mon entreprise ou à mes enfants. Et quand en plus, les gestionnaires de ce projet sont des gens auxquels je fais confiance, les barrières tombent.

Bien entendu, nous n’arriverons pas à répondre à tous les besoins. J’espère néanmoins que ce modèle en inspirera d’autres et donnera à nombre d’institutions des idées de contribution au développement inclusif et social. Il s’agit là d’un enjeu fondamental pour notre pays.

Quel a été le feed-back des institutionnels à la création de ce fonds ? Car sa philosophie est quand même contre-intuitive. On a là une logique financière qui se mêle à une logique solidaire. En général, les investisseurs souhaitent profiter de leurs rendements. Or là, les rendements vont servir au financement des associations.

Ahmed El Yacoubi : Nous ne sommes qu’au début de l’aventure. Nous n’avons pas encore engagé des démarches extrêmement poussées vis-à-vis des clients de notre banque. C’est à eux qu’on s’adressera en premier. Qu’ils soient des clients patrimoniaux ou des clients institutionnels, leur point commun est d’avoir, comme l’a dit Ghita Lahlou, une sensibilité sociale. On le voit sur le terrain : beaucoup de personnes ont envie d’aider.

Globalement, l’idée est de faire émerger une autre finance, plus responsable, plus soucieuse également de l’impact social sur son environnement et qui fournit du sens

Ahmed El Yacoubi

Il ne faut pas perdre de vue qu’il y a également un label RSE qui intéresse beaucoup, et bien entendu la promesse d’une gestion efficiente, d’un pilotage solide de la part de la fondation et du board, contribuant à rassurer les investisseurs. J’estime qu’il existe une vraie demande sur ce type d’initiatives.

Notre objectif est de pouvoir lever 200 millions de dirhams. C’est à mon avis atteignable. Globalement, l’idée est de faire émerger une autre finance, plus responsable, plus soucieuse également de l’impact social sur son environnement et qui fournit du sens à nos collaborateurs et à nos actionnaires.

Votre objectif est-il de vous cantonner aux institutionnels, ou plutôt d’ouvrir le fonds à un public de particuliers plus large ?

Ahmed El Yacoubi : Si on peut le démocratiser, ce serait l’idéal. D’autant que le fonds est d’une souplesse absolue. On peut y entrer et en sortir à sa guise. Nous nous adressons en priorité à ceux qui ont les moyens de faire cette démarche, mais on ne s’interdit pas, si le sujet prend, et il n’y a aucune raison qu’il ne prenne pas, d’en démocratiser l’accès. De la sorte, on pourrait encourager la constitution d’une épargne solidaire capable, dans la durée, d’avoir de l’impact. À travers une gestion transparente, basée sur un reporting régulier, et surtout une capacité à expliquer le bien-fondé de notre action en faveur du tissu associatif.

Ghita Lahlou : Il faut désormais penser le monde différemment et s’écarter de cette dichotomie entre la sphère de la finance capitaliste d’un côté, et la sphère solidaire de l’autre. Il est venu le temps de connecter tout cela. L’économie sociale et solidaire a souffert d’une vision un peu négative, dans le sens où elle fut historiquement assimilée au don, à l’aide, etc. Ce paradigme n’est plus tenable. Il faut s’écarter de l’approche “top-down” avec sa logique de ruissellement. Ce modèle a atteint ses limites.

Vous ne pouvez pas être un îlot de richesse dans un océan de misère

Ghita Lahlou

Aujourd’hui, le développement “bottom-up” est crucial. L’entrepreneuriat social, les entreprises à mission sont les nouveaux modèles d’un monde économiquement responsable, étranger au capitalisme sauvage. La nouvelle doxa doit juxtaposer, d’une part, le capital sain qui pousse les entreprises à se développer pour vivre, et d’autre part une capacité à inclure, à apporter de la valeur dans des domaines certes moins lucratifs, mais qui génèrent une vraie valeur à la société et à l’écosystème dans lequel vivent ces entreprises.

Vous ne pouvez pas être un îlot de richesse dans un océan de misère. Il faut de la cohabitation et du ruissellement dans les deux sens. À ce titre, les instruments purement financiers peuvent contribuer à un monde d’entrepreneuriat social et responsable. C’est extrêmement important. Je pense vraiment que des initiatives comme celle-ci vont marcher, et inspirer.

Autrement dit, vous n’avez pas peur de vous faire voler l’idée de ce fonds ?

Ghita Lahlou : Au contraire. Je pense que plus on sera nombreux, mieux ça sera !

Ahmed El Yacoubi : Tout à fait. Plus on sera nombreux, plus on accélérera les innovations de ce type. Sans doute existe-t-il des instruments encore plus adaptés à notre réalité marocaine. Il faut aller puiser dans notre culture et dans notre histoire. Des modèles économiques existent qui remontent à des siècles et qui fonctionnent. Il ne faut pas s’arrêter à ce fonds qui demeure un instrument technique. Le plus captivant, c’est la rencontre de ces mondes que décrit Ghita Lahlou.

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Ghita Lahlou : Ahmed évoque les modèles qui opèrent dans le monde traditionnel. C’est fascinant. J’ai récemment découvert des fondations dans notre pays qui allouent une quotité de leurs résultats annuels aux dons, sur la base de la zakat. Les montants peuvent d’ailleurs être substantiels. Ces fondations sont rompues à l’économie solidaire.

Mais d’autres acteurs peuvent avoir l’envie de contribuer sans nécessairement savoir comment. D’où l’intérêt de proposer des instruments adaptés à une vision RSE et qui peuvent donner vie à des idées et des concepts de grande valeur. Pour résumer, nous devons impérativement faciliter l’accès à cette machine de guerre qu’est le financement.