[Tribune] Hamid Bouchikhi : “Insuffisamment exploité, le Tiers secteur pourrait créer 50.000 emplois par an”

Professeur de management à l'Essec Business School et ancien membre de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD), Hamid Bouchikhi fait la lumière sur le Tiers secteur, un choix stratégique majeur du Nouveau modèle de développement qui a été, pourtant, peu discuté par les observateurs et les commentateurs des travaux de la CSMD.

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La CSMD estime que l'économie sociale peut contribuer au PIB à hauteur de 6 à 8% et créer 50 000 emplois. Crédit: FADEL SENNA / AFP

Le Tiers secteur couvre un spectre très large d’activités dans les sphères civique, sociale, culturelle, éducative, et économique qui ne relèvent ni du secteur public ni du secteur privé à but lucratif.

Hamid Bouchikhi, économiste et directeur du centre d’entrepreneuriat de l’Essec.Crédit: Magali Delporte© for the Financial Times

Ces activités sont habituellement réalisées dans le cadre d’une association, d’une mutuelle, d’une fondation ou d’une coopérative. Dans des pays qui ont mis au point un tel statut, à l’instar de la Corée du Sud ou de la France, ces activités peuvent être exercées dans le cadre d’entreprises sociales dont la dimension marchande est au service de la mission sociale.

Quels que soient leur champ d’intervention et leur statut juridique, les organisations du Tiers secteur opèrent hors du champ capitaliste, n’ont pas le profit pour finalité première et ne servent pas de dividendes à des actionnaires.

Un secteur qui représente seulement 1 à 2 % du PIB

Au Maroc, le Tiers secteur est représenté par des organisations aussi diverses que l’Association Jennat, basée à Rabat, qui accueille des femmes atteintes de cancer dans une maison, l’Association marocaine des droits humains (AMDH), la Fondation Zakoura spécialisée dans l’éducation, la coopérative laitière Copag qui compte 24.000 membres et emploie 9500 personnes, ou encore le pôle mutualiste MAMDA & MCMA, premier assureur du royaume avec un chiffre d’affaires de 8,6 milliards de dirhams.

Ainsi défini, le Tiers secteur représente, en France, 200.000 organisations, emploie 2,4 millions de personnes, soit 14 % de l’emploi salarié privé, et pèse 10 % du PIB. Aux États-Unis, les organisations à but non lucratif, au sens du Code fiscal, sont au nombre de 1,2 million, emploient 12 millions de personnes et génèrent 6 % du PIB.

2500 associations environ sur les 240.000 existant au Maroc déclarent des salariés à la CNSS

En Corée du Sud, sur 267 universités, 188 appartiennent au Tiers secteur et ont permis aux pays d’atteindre le taux de 70 % de diplômés de l’enseignement supérieur. Dans la santé, 94 % des hôpitaux et 88 % des lits d’hospitalisation relèvent aussi du Tiers secteur. Les universités et les hôpitaux du Tiers secteur sont créés et dirigés par des fondations familiales ou par des ordres religieux.

Au Maroc, malgré une croissance très rapide du nombre d’associations, qui dépasse les 240.000, sans compter les organisations opérant sous d’autres formes juridiques, le Tiers secteur contribue au PIB à hauteur de 1 à 2 % seulement. Les chiffres de l’emploi sont difficiles à cerner. On sait, toutefois, que 2500 associations environ sur les 240.000 déclarent des salariés à la CNSS.

Un potentiel économique inexploité

Le travail de la CSMD sur le Tiers secteur est parti de l’écart, persistant, entre son potentiel, tel qu’il peut être observé dans d’autres pays, et sa très faible contribution à la création de richesses et d’emplois au Maroc, en dépit de plans nationaux appuyés sur un cadre juridique en évolution.

Partant de ce constat, la CSMD a procédé à un diagnostic des facteurs sous-jacents et a érigé le Tiers secteur au rang de cinquième choix stratégique, “Faire émerger l’économie sociale comme pilier de développement”, dans la mise en œuvre du premier axe du Nouveau modèle de développement (NMD) : “Une économie dynamique et diversifiée créatrice de valeur ajoutée et d’emplois”. Pour accompagner la mise en œuvre de ce choix stratégique, la CSMD a élaboré un projet intitulé “Économie sociale, Troisième pilier de développement”.

Pour contribuer pleinement au développement du pays, la CSMD a estimé que le Tiers secteur devrait accroître sa contribution au PIB, pour atteindre 6-8 %, et créer 50.000 emplois par an, “notamment dans les secteurs de la santé, de la jeunesse, de l’éducation, de la culture, de l’industrie et de l’économie circulaire”.

Le NMD propose de faire du tiers-secteur une véritable troisième voie, levier de création de richesses, d’emplois, d’inclusion, de progrès social et de développement des territoires. Le “tiers secteur” désigne l’ensemble des acteurs à l’intersection des secteurs public et privé (associations, coopératives, mutuelles) qui engagent des activités économiques à visée sociale, organisées de manière autonome et gérées de manière collégiale, avec une lucrativité limitée, et à échelle locale avec un fort engagement des communautés concernées.

Le tiers secteur s’est organisé en réponse à des besoins que ni l’État ni le marché ne parviennent à satisfaire avec efficacité. Ses principes sont alignés avec des formes ancestrales de solidarité au Maroc, à fort ancrage territorial, telles que la touiza, l’agoug, l’ouziaa ou encore les khattaras.

Messages aux acteurs du Tiers secteur

Les messages qui suivent ne concernent pas les acteurs établis (grandes coopératives, fondations, mutuelles ou associations nationales) qui ont atteint une taille critique et ne changeront pas d’échelle dans un futur proche. Ils s’adressent, plutôt, aux porteurs d’initiatives, beaucoup plus nombreux, dont une proportion pourrait contribuer à la réalisation de l’ambition nationale de développement du Tiers secteur.

Une des femmes de la coopérative Afra en train de nettoyer les noix d’argan, en 2015.Crédit: Tarek Bouraque

Les porteurs d’initiatives doivent développer une culture de l’entrepreneuriat, de l’autonomie et de la coopération. Par culture entrepreneuriale, il faut entendre la capacité à aborder une question d’intérêt général comme un projet d’entreprise animé par une vision et une ambition à long terme, guidé par un plan, doté d’une organisation et d’une gouvernance adéquates, porté par une équipe compétente, et capable de générer ou de mobiliser les ressources pérennes dont il a besoin. La culture entrepreneuriale permet, aussi, de faire évoluer et diversifier le modèle économique, lorsque cela est possible et nécessaire.

Pour développer cette culture entrepreneuriale et mériter le label d’entrepreneurs sociaux, les porteurs d’initiatives doivent viser l’autonomie et se libérer du schéma classique qui associe intérêt général et financement par les organes étatiques. L’impératif d’autonomie oblige à diversifier les sources de financement, qui peuvent inclure des campagnes de collecte auprès de particuliers et entreprises. Les porteurs d’initiatives peuvent aussi faire levier de l’engagement croissant des entreprises dans des démarches de responsabilité sociale et environnementale. En plus ou au lieu d’accorder des subventions, des entreprises peuvent proposer du mécénat de compétences, apporter un soutien logistique, ou faire des dons en nature de produits ou services. Enfin, les acteurs pourraient créer des activités marchandes “alimentaires” pour financer des services gratuits à leurs bénéficiaires.

Par culture de la coopération, il faut entendre la recherche systématique d’acteurs et d’expériences similaires ou complémentaires dans une logique d’apprentissage et de mutualisation d’efforts ou de ressources. Dans mes interactions avec les acteurs associatifs, je suis régulièrement frappé par le peu d’informations, ou désir d’information, sur des initiatives comparables dans d’autres régions du pays, voire d’autres territoires ou villes de la même région. La volonté, tacite, de se distinguer et de garder le contrôle de son initiative empêche la fédération et contribue à la fragmentation du Tiers secteur.

La faible appétence pour la coopération résulte, aussi, de la place occupée par les intérêts personnels des porteurs d’initiatives. Certains cherchent à créer un emploi rémunéré, quête légitime dans un contexte de chômage élevé. D’autres visent des retombées positives pour des activités à but lucratif. Et d’autres encore visent la célébrité ou la création d’un “fonds de commerce” électoral. Il ne s’agit pas ici de nier le bénévolat et le dévouement des acteurs, mais seulement de rappeler que les mobiles personnels qui sont nécessaires pour amorcer et prolonger l’action peuvent, assez vite, devenir des obstacles au plein épanouissement d’initiatives qui gagneraient à se rapprocher d’autres, d’une manière ou d’une autre, pour mettre à l’échelle des initiatives à fort potentiel.

En développant une posture entrepreneuriale, en visant l’autonomisation de leurs initiatives et en recherchant la coopération avec autrui, les acteurs émergents du Tiers secteur apprendraient à pêcher, au lieu de demander du poisson, tous les jours et aux mêmes guichets publics.

L’ambition de notre pays pour le Tiers secteur, comme les autres ambitions exprimées dans le Nouveau modèle de développement, est aussi une affaire de changement culturel.

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