Vendredi. Intérieur jour. Au boulot. Open space. Trop de bruits. Beaucoup de sonneries de téléphone et de bips de notification en tout genre. 15h30. Ressenti 18h45. Ça fait au moins trois heures que tu es mentalement en week-end. Et ça fait au moins deux jours que tu es mentalement pas du tout concentrée sur ton travail. Les yeux rivés sur ton écran d’ordi. Tu ne sais même pas ce que tu regardes.
Tu fixes un tableau Excel. Tu n’es pas sûre de tout comprendre. Des chiffres. Des colonnes. Un tableau. Les lignes se brouillent. Ton cerveau soupire. Tu regardes l’heure. Frénétiquement. Tu regardes ta montre. Tu allumes l’écran de ton iPhone comme pour faire une double vérification. Non, ta montre n’est pas en panne. En digital aussi, les mêmes minutes s’égrènent lentement.
Ça faisait bien longtemps que tu n’avais pas trouvé que cinq minutes pouvaient durer si longtemps. Ça faisait bien longtemps que tu n’avais pas regardé ta montre avec insistance en soupçonnant les aiguilles de te narguer dans leur immobilité. D’ailleurs, tu es absolument convaincue que là, précisément, il y a un truc avec une distorsion du temps qui s’étend de manière anormale le vendredi après-midi post-couscous.
Si tu n’avais pas autant la flemme, tu irais chercher des explications sur les internets. Tu es presque sûre que tu finirais par trouver un site mi-complotiste mi-foireux qui t’expliquerait à coups d’approximations scientifiques à quel point le temps est une sensation relative qui s’étend selon tel ou tel principe.
Enfin bref, tu trouves que le temps dure longtemps. Et pour le coup ça n’a rien – mais alors rien du tout – à voir avec une chanson de Nino Ferrer. On ne dirait pas du tout le Sud, cet open space aux ordinateurs prétentieux et aux murs défraîchis. La dernière fois que tu as trouvé le temps aussi long, c’était lors de la projection de cet ovni audiovisuel qu’avait fabriqué le beau-frère de ta cousine et que la bienséance et la diplomatie familiale t’ont obligée à regarder jusqu’au bout et à applaudir à la fin. C’était censé être de l’art contemporain. Tu l’as vécu comme de l’art de “tu ne comprends rien”.
Ton téléphone vibre. La vibration te sort de ta torpeur. C’est Zee qui propose d’aller boire un verre. Il y a le lancement d’une nouvelle marque de citron caviar dans ce resto qu’il faut aimer en ce moment. Elle te demande si ça te tente. Tu ne sais pas trop si ça te tente, mais tu acceptes. Évidemment que tu acceptes. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il y a de mieux à faire que de noyer la semaine qui se termine pour mieux espérer celle qui suivra ?
Zee passe te récupérer à 19h30. Tu es habillée, maquillée, coiffée. À te regarder, on pourrait croire que tu vas super bien. Vous arrivez à la dégustation. Vous rejoignez vos autres potes. Il y a plein de visages familiers. Tu distribues des sourires, fais des bises un verre à la main. Tout se passe exactement comme tu aurais pu l’imaginer.
“Cette soirée ressemble à ton bureau : accessoires prétentieux et clinquants, murs défraîchis qui s’effritent et se fissurent”
Tout se passe comme la plupart du temps. Cette soirée ressemble à ton bureau. Et finalement, ton bureau est à l’image de tout ce qui t’entoure : accessoires prétentieux et clinquants, murs défraîchis qui s’effritent et se fissurent. À bien y réfléchir, ni toi, ni tes copines ne dérogez à la règle. Encore moins ce soir.
Vendredi. Intérieur nuit. Au resto. Espace clos. Monde encore plus. Vernis qui brille. Talons hauts. Estime de soi sur pointes des pieds. Sac à main siglé. Petit cœur en bandoulière. Bijoux qui brillent pour ne pas faire tinter le vide. Et tant pis si au fond c’est en miettes. Ça ne se voit pas. Et dans le plus beau pays du monde, tant que ça ne se voit pas, ça ne compte pas.