Interview : Brahim Alaoui, derrière le chevalet des modernités arabes

Brahim Alaoui, ancien directeur du musée de l’Institut du monde arabe à Paris, publie “Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes”, aux éditions Skira. Un beau-livre qui retrace les parcours et singularités de 50 artistes issus des quatre coins du monde arabe.

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Brahim Alaoui est historien de l’art et commissaire d’exposition. Son travail l’ayant amené à “sillonner les capitales arabes pendant plus de vingt ans, de 1984 à 2007”, c’est sur cette base qu’il a choisi les artistes qui figurent dans son dernier livre. Crédit: DR

Longtemps tenus à l’écart de l’imposant épicentre artistique européen, les artistes et peintres du monde arabe ont marqué la scène culturelle du 20e siècle. Tantôt influencés par la Nahda, tantôt par l’émergence du panarabisme, leurs œuvres ont vécu au rythme des bouleversements sociaux et politiques qui ont traversé cette région du monde.

Passionné d’histoire de l’art, Brahim Alaoui a consacré sa carrière de médiateur interculturel à la découverte du terrain et de la sensibilité de ces artistes. A l’Institut du monde arabe, où il a longtemps occupé le poste de directeur du musée, Brahim Alaoui a œuvré sans relâche pour la reconnaissance de ces artistes, ainsi que pour un rapprochement des artistes de l’Orient et de l’Occident.

A travers sa dernière publication, Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes, un Beau-livre qui porte l’esthétique en son cœur, il propose un tour du monde arabe en peinture.

À travers 50 portraits d’artistes, vous présentez dans ce livre une sélection d’œuvres, d’histoires et de visages de la peinture arabe moderne. Comme l’indique votre titre, il s’agit bien d’un “regard” personnel, et non pas d’un répertoire exhaustif. Sur quelle base s’est effectuée cette sélection ?

“J’ai été 
à la rencontre des artistes arabes, chez eux ou dans leur exil”

Brahim Alaoui

Le choix de ces portraits d’artistes s’est fait sur la base d’un travail de terrain qui m’a amené à sillonner les capitales arabes pendant plus de vingt ans, de 1984 à 2007. J’ai été à la rencontre des artistes arabes, chez eux ou dans leur exil, à la découverte de leurs œuvres et à l’écoute de leurs préoccupations, afin de mieux révéler leurs créations au public parisien et de favoriser leurs échanges avec d’autres cultures.

Au cours de mes fréquents voyages à travers le monde arabe, j’ai constaté que, malgré le manque de liberté d’expression que subissent les artistes dans leurs pays, et bien que quelques-uns se soient dévoués avec zèle au discours idéologique arabo-centriste – souvent par manque de talent ou par opportunisme –, d’autres ont porté un regard critique et lucide sur la limite de l’emprise de ce discours sur la création artistique. Ce sont ces derniers qui m’ont toujours intéressé, et dont les portraits figurent dans ce livre.

J’ai décelé dans leurs œuvres une véritable capacité à affirmer leur autonomie de créateur, à transcender les contradictions sociopolitiques dans lesquelles ils vivent, et à élaborer des stratégies visuelles métaphoriques qui leur permettent de passer à travers les mailles du filet des censeurs.

Au regard de la grande scène internationale de l’art contemporain, quelle place occupe aujourd’hui la peinture arabe    ? Peut-on parler de marginalisation, ou encore de méconnaissance ?

Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes de Brahim Alaoui, aux éditions Skira, 338 p., 490 DH.

Durant la deuxième moitié du 20e siècle, les modernités arabes ont été conçues comme des réponses esthétiques inclusives qui ont permis aux artistes arabes de révéler leur culture spécifique. Mais aussi d’engendrer une réflexion sur la relativité de la notion de modernité et la nécessité de la considérer dans sa pluralité, sa diversité et ses croisements.

Leurs aspirations à la reconnaissance de leurs inventions et de leur imaginaire convergeaient vers des artistes extra-européens qui remettaient en question le regard exclusif du monde de l’art dit international, qui était focalisé sur le modèle canonique et dominant de la modernité occidentale.

Force est de constater que, depuis, une nouvelle géographie globale de l’art s’est mise en place progressivement et que la majorité des artistes modernes auxquels nous avons consacré des expositions monographiques (à l’Institut du monde arabe, ndlr), tels que l’Irakien Shakir Hassan Al-Saïd en 1989, Paul Guiragossian (Palestine) en 1991, Saliba Douaihy (Liban) en 1993, Fateh Al-Moudarres (Syrie) en 1995, Mohamed Melehi en 1995, Dia Azzawi (Irak) en 2001, Abdallah Benanteur (Algérie) en 2003, Farid Belkahia en 2005 et tant d’autres encore…

Ces artistes jouissent, depuis, d’une redécouverte à la lumière de la relecture de l’histoire de l’art, et sont considérés actuellement comme des représentants majeurs du grand récit de la modernité ouvert à la diversité culturelle.

En littérature, la Nahda arabe s’est traduite par la production d’œuvres particulièrement teintées de préoccupations sociales et politiques. Est-ce que ce fut également le cas en peinture ?

En effet, la pensée de la Nahda a été élaborée par une élite égyptienne au 19e siècle. Elle a été marquée par des réformes modernistes, et influencée par les courants d’idées issues du siècle des Lumières en France. Ce mouvement émancipateur se diffuse largement dans le monde arabe au début du 20e siècle, et constitue la principale matrice de sa modernité.

C’est dans ce contexte que les Égyptiens adoptent la pratique européenne de la peinture de chevalet et créent en 1908 l’École des Beaux-arts du Caire, la première de son genre dans le monde arabe. Les premiers artistes diplômés tels Mahmoud Mokhtar, Mohamed Nagui et Mahmoud Said achèvent leur apprentissage en Europe, notamment à Paris, où ils se sont confrontés aux courants artistiques modernes et novateurs.

Toutefois, ils ont adopté consciemment une représentation figurative, dont les thèmes évoquent généralement le monde rural ou la vie populaire, et dont les formes s’inspirent de l’art pharaonique. Ce parti pris assumé leur a permis de formuler une réponse esthétique moderne en adéquation avec les aspirations de la Nahda.

En fait, l’invention des modernités artistiques et littéraires arabes et leur évolution à travers le temps sont inhérentes aux changements sociaux, économiques, politiques et théologiques en marche depuis le 19e siècle dans le monde arabe.

Après l’émergence du panarabisme, la nomenclature de l’identité arabe est désormais de plus en plus interrogée. La question de l’identité est-elle une préoccupation qui se traduit dans les œuvres et travaux des artistes arabes ?

Le panarabisme a effectivement mobilisé les artistes modernes durant les années 1970 et 1980 et leur a permis de méditer sur leur identité culturelle. A ce moment-là, il y a une convergence des préoccupations esthétiques entre les artistes du Maghreb et ceux du Machrek, dans la mesure où ils ont contribué simultanément à définir les paramètres formels et conceptuels d’une modernité postcoloniale.

“Le revers de cet activisme artistique est que, la Syrie et l’Irak, deux pays de nature militaire, dominés par le parti Baath, s’emparent du panarabisme et l’érigent en doctrine politique, accaparent la culture”

Brahim Alaoui

Dans leur volonté de partager leurs expériences et d’affirmer leur appartenance à une aire culturelle commune, ils recourent à la pensée panarabe, qui est à l’origine séculière, moderniste et porteuse de promesses de justice sociale. C’est ainsi que de nombreux festivals et biennales artistiques panarabes voient le jour dans les années 1970.

Cependant, le revers de cet activisme artistique est que la Syrie et l’Irak, deux pays de nature militaire, dominés par le parti Baath, s’emparent du panarabisme et l’érigent en doctrine politique, accaparent la culture et refusent toute dissidence. Ainsi, au cours des années 1970, de nombreux festivals et biennales artistiques panarabes sont abrités et financés par les régimes en place et dirigés par des artistes affiliés au parti Baath.

Farid Belkahia a dirigé, de 1962 à 1974, l’École des Beaux-arts de Casablanca. Celle-ci joue alors un rôle majeur dans “l’élaboration de la modernité artistique marocaine”…Crédit: DR

Le panarabisme était-il également au centre des préoccupations des artistes marocains ?

Plusieurs artistes marocains, tel que Mohammed Kacimi, participent à ces manifestations sans qu’ils soient pour autant dupes des agissements des idéologues à la solde du pouvoir pour assujettir la création artistique.

A l’époque, Kacimi cultive une certaine affinité avec la pensée culturelle panarabe : il découvre à Bagdad l’histoire millénaire irakienne et la mythologie babylonienne, mais est cependant rebuté par l’attitude dogmatique de certains barons du panarabisme rompus à la rhétorique. De retour au Maroc, nourri par cette expérience, Kacimi prend conscience de la nécessité pour lui de rendre son œuvre autonome par rapport aux discours dogmatiques.

Cette réflexion fait écho à la pensée de Abdelkébir Khatibi, qui préconise une “double critique” qui consiste à porter un regard critique à la fois sur le discours théologique prédominant dans le monde arabe, et sur la présumée universalité de la culture européenne. Kacimi s’est à son tour nourri de cette pensée qui plaide pour le dépassement des antagonismes culturels dans un esprit critique salvateur et constructif.

C’est ainsi que la question d’identité chez les artistes me paraît relative et se trouve constamment remaniée selon le contexte historique et dans un monde qui construit chaque jour une nouvelle modernité. D’ailleurs, les artistes contemporains qui ont pris la relève ont redonné d’abord à l’être l’autonomie de soi, se démarquant de l’engagement collectif de leurs prédécesseurs sans pour autant se départir de leur implication dans les débats d’idées de leur époque.

En l’espace de 50 ans, la place des anciennes capitales culturelles du monde arabe a connu un véritable bouleversement. Après Bagdad, Beyrouth et Le Caire, assiste-t-on aujourd’hui à l’émergence de nouveaux épicentres artistiques dans le monde arabe ?

L’effondrement du panarabisme politique suite à l’invasion de l’Irak par les Américains en 2003 a eu d’énormes conséquences. En plus de drames humains, on a alors assisté à la dislocation de certains foyers de création culturelle tels que Bagdad et Damas, à l’exode ou à l’isolement de nombreux artistes…

Tout cela a évidemment eu un impact traumatique, tant sur les artistes que sur leurs créations. Cela a laissé une large place à l’émergence de l’islam politique et à l’influence des monarchies conservatrices des pays du Golfe. Ces dernières, du fait de leurs énormes moyens financiers, construisent des infrastructures muséales signées par des architectes de renom, qui sont devenues le réceptacle de l’art moderne et contemporain et de son marché.

Seulement, l’émergence de nouveaux épicentres artistiques crédibles requiert une participation active et une libre expression des artistes, des intellectuels et de la société civile, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui dans ces pays aux valeurs étriquées et peu enclins à accepter la pensée critique. D’ailleurs, de nombreux artistes contemporains arabes qui n’adhèrent pas à leur modèle y sont censurés ou bannis.

Au sein de la grande histoire et la diversité de la production de la peinture arabe, existe-t-il une spécificité de la peinture marocaine ? Comment la définiriez-vous ?

C’est effectivement autour de l’École des Beaux-arts de Casablanca que l’élaboration de la modernité artistique marocaine se cristallise et se distingue. Son directeur, Farid Belkahia, s’entoure d’une équipe qui partage sa vision et fait appel en 1964 à deux artistes marocains, Mohamed Melehi et Mohamed Chabâa, ainsi qu’à l’historienne de l’art italienne Toni Maraini et à l’anthropologue néerlandais Bert Flint.

“Une communauté esthétique, appelée le Groupe de Casablanca, élabore la modernité artistique au Maroc, considérée parmi les réponses les plus pertinentes de l’ère postcoloniale”

Brahim Alaoui

Ensemble, ils initient à l’École des Beaux-arts de Casablanca une pédagogie novatrice fondée sur la réappropriation des arts traditionnels et leur régénération. Et ce, pour faire émerger une création artistique moderne ancrée dans la culture locale, émancipée des pratiques académiques, et ouverte sur le monde.

C’est à travers cette expérience artistique partagée et des complicités intellectuelles établies qu’une communauté esthétique, appelée le Groupe de Casablanca, élabore la modernité artistique au Maroc, considérée parmi les réponses les plus pertinentes de l’ère postcoloniale célébrée aujourd’hui à l’échelle internationale.

Depuis quelques décennies, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes qui s’est émancipée des voies classiques de la représentation, et qui explore de nouveaux médiums et transcende les frontières. Elle œuvre en résonance avec les artistes de la diaspora, qui vivent et créent en grande partie dans les grandes villes d’Europe et d’Amérique du Nord.

Ensemble, ils prennent une part active à la dynamique globale d’interaction artistique pour rendre compte des enjeux culturels et sociaux de notre époque. Ils contribuent à notre soft power et méritent d’être soutenus dans leur rayonnement à l’international.