Les Marocains le connaissent bien. Vous savez, ce vieil oncle que l’on invite avec un peu de réticence aux rassemblements familiaux et qui se niche dans un coin du salon pour mitrailler ses proches de vérités qui dérangent.
Il n’a pas son pareil pour faire éclater des bulles d’enthousiasme exagéré, pour corriger une petite faute de langue, ou de logique, en somme, pour faire revenir tout le monde à la raison, et spécialement les plus jeunes. Certains le craignent, d’autres apprécient sa franchise, tous le tolèrent. A chacune de ses prises de parole, la famille est tout ouïe, dans l’expectative de la petite salve de napalm qui quittera ses lèvres. Qu’on l’aime ou pas, on le respecte.
Dans la sphère monochrome et souvent inexpressive des hauts commis de l’État marocain, ce vieil oncle sans filtre existe, et il a un nom : Ahmed Lahlimi Alami. Le Haut-commissaire au plan est un cas très spécial. Homme de gauche, menhir de l’USFP et compagnon de route de Abderrahmane Youssoufi dont il fut, dit-on, la vraie cheville ouvrière au temps du gouvernement d’Alternance, Lahlimi détonne.
“Lahlimi ne se contente pas d’aligner les statistiques froides, mais les décortique, les commente. Quitte à faire des pas de côté par rapport à la pensée officielle, sautant souvent à pieds joints dans la fosse aux lions du débat public”
Maître des horloges sur le plan des chiffres fondamentaux du pays, il ne se contente pas d’aligner les statistiques froides, mais les décortique, les commente. Quitte à faire des pas de côté par rapport à la pensée officielle, sautant souvent à pieds joints dans la fosse aux lions du débat public. À l’opposé des responsables de grandes instances constitutionnelles (nous ne citerons aucun nom pour ne fâcher personne), lui parle, communique, interagit, donne son opinion. Aux journalistes qui l’appellent, non seulement il répond, mais il prend le temps de fournir une analyse, un point de vue, des perspectives.
À ce titre, il fait avancer, comme aucun autre de ses pairs, le débat national. Ces philippiques contre les chiffres exagérés des créations d’emplois industriels publiés en 2019 par un Moulay Hafid Elalamy sûr de son fait ont fait date. Plus proche de nous, à l’assertion de l’actuel ministre de l’Industrie sur la création de 100 000 emplois industriels en 2022, il dégaine les chiffres du HCP, dûment assermentés par le Bureau international du travail, et donne une tout autre version de la réalité.
Sur les hausses du taux directeur, actées par le wali de Bank Al-Maghrib, il réagit cash et estime que l’analyse de Abdellatif Jouahri selon laquelle l’inflation serait un épisode passager est fausse. Ici aussi, il s’exprime avec clarté et franchise, quitte à hérisser bien des poils. Aux postures triomphalistes et aseptisées du gouvernement en matière d’emploi, il dégaine le seul chiffre à retenir en 2022 : 24 000, autrement dit le nombre d’emplois nets détruits par l’économie.
Pour renforcer ses fréquentes radioscopies de notre économie, il lance cette semaine le “compte satellite de l’emploi”. Un outil informatique permettant d’évaluer, quasi en temps réel, la performance du gouvernement sur le volet génération d’opportunités de travail. En marge de ce lancement, il prononce un discours tranchant sur l’incapacité du secteur agricole à absorber la main d’œuvre disponible, faisant déchanter tous ceux, nombreux, qui ne jurent que par la réussite du Plan Maroc Vert.
“Dans un Maroc devenu allergique à la critique, où souvent tout point de vue polémique est assimilé à une attaque sournoise, ou un complot ourdi par des forces exogènes, Lahlimi, 84 ans au compteur, fait souffler un vent de fraîcheur”
Par intermittence, ses saillies médiatiques secouent le cocotier, instillent des schémas de pensée alternative qui alimentent la contradiction. Ses réflexions au cordeau sur l’inefficacité du marché du travail braquent les projecteurs sur ce qui devrait être la priorité impérieuse du gouvernement : former et insérer les jeunes et les femmes dans la dynamique de l’emploi. Que ses sorties suscitent l’engagement des dirigeants publics ou leur rejet viscéral, il ne laisse personne indifférent. Dans un Maroc devenu allergique à la critique, où souvent tout point de vue polémique est assimilé à une attaque sournoise, ou un complot ourdi par des forces exogènes, Lahlimi, 84 ans au compteur, fait souffler un vent de fraîcheur.
Alors certes, son poste et sa centralité dans l’édifice institutionnel lui imposent des lignes rouges à ne jamais franchir. Mais il investit les marges de liberté disponibles avec efficacité. Et il semble que, en haut lieu, on s’accommode volontiers de ce vieux routier qui n’a pas la langue dans sa poche. D’où sa longévité (20 ans) dans ses fonctions à la tête du HCP. Alors, comme cet oncle sans filtre et un peu rabat-joie qui ambiance nos réunions familiales, on peut l’aimer ou le détester, mais nul ne songera jamais à lui manquer de respect.
Il nous en faudrait beaucoup plus de grands commis de l’État, à la pensée libre et au verbe franc, pour nous éclairer sur les enjeux sous-jacents qui rythment notre pays. C’est là trop demander sans doute ! Du coup, réjouissons-nous au moins d’en avoir un… le vieil oncle Lahlimi.