Rajae Benchemsi: “Lorsqu’une civilisation se met à assassiner ses grands hommes, elle commet son propre suicide”

Dans son dernier livre, “Epître posthume”, l’écrivaine Rajae Benchemsi s’inspire de la tragédie dont a été victime le penseur et homme politique Ibn al-Khatib au 14e siècle. Un récit à mi-chemin entre l’histoire et la fiction.

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Si Rajae Benchemsi s’est abondamment documentée sur Ibn al-Khatib, dans Epître posthume, elle préfère imaginer ce qu’il aurait pu écrire pendant ces derniers jours, depuis sa cellule à Fès. Crédit: DR

La vision d’un condamné à mort a ceci de particulier qu’elle ne peut saisir que le passé”, écrit Rajae Benchemsi dans Epître posthume, d’Ibn al-Khatib à Ibn Khaldun. Un ouvrage publié en janvier dernier par les éditions Marsam, dans lequel la romancière, après une longue absence de la scène littéraire, revêt les habits de l’un des plus grands penseurs du monde musulman, et plonge dans l’intimité de ses derniers jours.

À travers le genre de l’épître, désormais peu conventionnel en littérature, Rajae Benchemsi imagine ce que Ibn al-Khatib aurait pu dire, penser et écrire depuis sa cellule à Fès, après avoir été poursuivi lors d’un procès pour hérésie.

Son crime ? Avoir écrit, à la demande du sultan, Le jardin de la connaissance du noble amour, un traité sur l’amour divin. Alors qu’il vit ses derniers jours, cet homme à qui l’on n’aura “jamais pardonné” d’avoir écrit un livre sur l’amour de Dieu, conserve, à travers les propos fictifs que lui attribue Rajae Benchemsi, une sagesse et une dignité exemplaires, tout en poésie.

Comment est venu à vous le “je” d’Ibn al-Khatib pour écrire ce récit historique à la première personne ?

Epître posthume, d’Ibn al-Khatib à Ibn Khaldun, de Rajae Benchemsi, éditions Marsam, 2023, 180 DH (env), 90p.

Je me suis investie poétiquement dans ce personnage. La troisième personne m’aurait dirigée vers le genre du roman, qui ne m’intéressait pas pour ce texte en particulier. Il existe suffisamment de biographies d’Ibn al-Khatib.

Epître posthume se concentre principalement sur l’ultime injustice dont il a été victime : à savoir, son assassinat en prison, après avoir injustement été poursuivi et condamné pour avoir écrit Le Jardin de la connaissance du noble amour.

Je voulais savoir comment un tel homme, doté d’un tel savoir et d’une telle sagesse, pouvait réagir face à cette tragédie. Il est déjà difficile de se mettre dans la peau d’un personnage du 14e siècle, de parler son langage et de donner à entendre sa voix.

Mais l’exercice se complique d’autant plus lorsqu’on est une auteure femme, et qu’il faut se mettre dans la peau d’un homme. Et pas n’importe lequel : l’un des plus grands penseurs de son temps.

Pour se faire, il m’a fallu intégrer sa pensée, d’une certaine manière, afin d’être en mesure de lui attribuer des propos fictifs. Tout l’enjeu était de parvenir à une certaine cohérence historique, sans pour autant m’en tenir à la véracité historique.

Vous évoquez une forme de proximité qui s’est créée entre votre voix et celle d’Ibn al-Khatib, lors de l’écriture de ce texte. Est-ce qu’emprunter sa voix impliquait nécessairement l’effacement de la vôtre, en tant qu’auteure ?

Je ne parlerai pas d’effacement, mais plutôt d’assimilation. J’ai assimilé ma voix à la sienne, dans un espace de fiction. Je suis entrée par la porte de ses écrits, que j’ai longuement lus et étudiés ; en particulier sa correspondance avec Ibn Khaldun.

Tout cela s’est condensé et a formé une matière que j’ai assimilée. Pas dans le but de la reproduire, mais plutôt afin d’en tirer une fiction. C’est ainsi que j’ai endossé l’habit psychologique, politique, soufi et juridique d’Ibn al-Khatib.

Pourquoi avoir choisi de faire d’Ibn Khaldun en particulier l’ultime destinataire des propos d’Ibn al-Khatib ?

Ces deux hommes, qui témoignaient d’un immense respect l’un pour l’autre, ont véritablement entretenu une correspondance, de leur vivant. Ils s’envoyaient notamment leurs textes respectifs, et avaient constitué un lien permanent de discussion intellectuelle.

Si Ibn Khaldun n’était pas soufi, comme Ibn al-Khatib, il était néanmoins au fait de ces principes et pratiques – et avait par ailleurs reçu le même type de formation qu’Ibn al-Khatib. Il me semblait évident que dans l’espace narratif de ce livre, Ibn al-Khatib ne pouvait que s’adresser à Ibn Khaldun.

Pour autant, je n’irais pas jusqu’à dire que ces correspondances, qui ont réellement existé, aient inspiré le contenu de cette épître. Et ce, parce que dans les lettres qu’ils ont échangées, ils se livraient plutôt à des discussions d’ordre intellectuel : elles ne comportaient pas de dimension véritablement personnelle comme on peut le retrouver dans ce livre.

À travers cette correspondance fictive, quelle est la nature du lien que vous dressez entre le soufisme et la politique ?

Les réflexions autour du soufisme étaient déjà présentes dans mes précédents romans. Dans Marrakech lumière d’exil, j’interrogeais le lien entre tradition et soufisme. Dans Controverse des temps, j’interrogeais le lien entre philosophie et soufisme.

Ainsi, pour étudier le lien entre politique et soufisme, étudier la personnalité d’Ibn al-Khatib était essentiel. Cet enjeu est précisément ce qui lui a coûté sa vie. Ayant lui-même un penchant soufi, Ibn al-Khatib écrit, à la demande du sultan, Le Jardin de la connaissance du noble amour, une œuvre rivale au Diwan al Sababa, Recueil sur l’Amour Tendre d’Ibn Abi Hajla, qui avait été publié au Caire.

Ibn al-Khatib écrit alors cette très belle phrase, en référence à l’amour divin : “Vous avez parlé de la passion qui tue. Moi je parle de l’amour qui ravive”. Et c’est pour avoir écrit ce livre que Ibn al-Khatib fait l’objet d’un procès en hérésie, où il est accusé à la fois de traîtrise, et d’avoir des tendances spirituelles contraires à celles de son époque.

Pourtant, il n’y a aucune incompatibilité entre la politique et le soufisme. Le soufisme est une chose suffisamment large pour qu’on puisse l’exercer, tout en faisant de la politique selon la Sunna : c’est précisément ce que Ibn al-Khatib s’attachait à faire.

Pourquoi vous tenait-il autant à cœur de situer ce texte spécifiquement dans la prison de Fès, où Ibn al-Khatib a passé les derniers jours de sa vie ?

Dans ce texte, le lieu est un élément crucial, qui relèverait presque d’une stratégie shakespearienne. Le mot tragédie est central. Un homme de pouvoir, un des plus influents de son temps qui plus est, est injustement emprisonné et sait qu’il va mourir. C’est une certitude pour lui.

Va-t-il en pleurer ? Déprimer ? Se relâcher ? Non, dans ce texte, il continue d’écrire. Il continue d’être le grand Ibn al-Khatib qu’il a été toute sa vie. Parce que c’est un humain, il ressent le besoin de parler du fond de sa cellule, et adresse ses écrits à Ibn Khaldun. Il lui parle de sa vie, de ses apprentissages, de ce qu’il en conserve, et même de son enfance. Si ces propos sont fictifs, ils témoignent d’une grande dignité face à la mort.

La prison, parce qu’elle le condamne de façon inéluctable, devient le lieu du vrai. Il sait qu’il n’a aucune échappatoire possible, et par conséquent, il ne lui reste que sa vérité. La prison devient alors un lieu de déliement de la parole. Il conserve sa foi, même devant la mort certaine. Il ne peut pas s’empêcher d’espérer qu’il sera sauvé. Et cette lueur d’espoir, aussi minime soit-elle, est le signe profond de son humanité.

Ibn al-Khatib écrit, à la demande du sultan, Le Jardin de la connaissance du noble amour. “C’est pour avoir écrit ce livre que Ibn al-Khatib fait l’objet d’un procès en hérésie”, précise l’auteure. Emprisonné à Fès, il est étranglé dans sa cellule en 1374.Crédit: Yassine Toumi / TelQuel

Une humanité qu’il conserve, alors même que tout, autour de lui, est en train de s’écrouler. Au fil des phrases qu’Ibn al-Khatib adresse à Ibn Khaldun, on ressent une longue métaphore de la destruction, qui se met progressivement en place…

Dans cette fiction, Ibn al-Khatib est dans une démarche de dévoilement, jusqu’à son assassinat. En prison, il ne lui reste que sa mémoire. Il demeure vigilant, car il est aussi un grand connaisseur du système politique, et sait que tout peut basculer. En attendant, il continue de penser, d’écrire.

On peut entendre cette “destruction” dans le sens où il relate tous les faits qu’il a observés. Des faits qui sont, finalement, des signes de l’agonie de l’Andalousie. Je veux dire par là qu’à partir du moment où une civilisation se met à assassiner ses grands hommes, elle est en train de commettre son propre suicide.

“L’assassinat de Ibn al-Khatib par le pouvoir signait déjà la fin de l’Andalousie”

Rajae Benchemsi

Pour moi, l’assassinat de Ibn al-Khatib par le pouvoir signait déjà la fin de l’Andalousie, même si la prise de Grenade n’aura lieu qu’un siècle plus tard, en 1492. Je pense que tout ce qui s’est passé entre-temps n’était qu’une longue période d’agonie douloureuse.

Puisque vous vous situez du côté de la fiction, avez-vous été tentée, en écrivant ce texte, de sauver Ibn al-Khatib en empêchant cette tragédie ?

“S’il y a bien une autre injustice dont Ibn al-Khatib est victime, c’est l’oubli. Il y a eu beaucoup plus d’écrits sur Ibn Khaldun, bien qu’il tienne beaucoup de choses d’al-Khatib”, explique Rajae Benchemsi.Crédit: AFP

Je ne souhaitais pas, en écrivant, changer le cours de l’histoire. Mais s’il y a bien une autre injustice dont Ibn al-Khatib est victime, au même titre que d’autres grands penseurs de son époque, c’est l’oubli. Il y a eu beaucoup d’écrits sur Ibn Khaldun par exemple, mais moins sur Ibn al-Khatib – bien que le premier tienne beaucoup de choses du second.

Je trouve dramatique que l’on ne s’intéresse pas plus à nos grands penseurs et écrivains. En racontant son histoire, j’ai voulu célébrer ce moment extraordinaire de l’histoire intellectuelle arabo-andalouse. Il n’était pas tant question de sauver Ibn al-Khatib, mais plutôt, de devoir parler de lui.

Pourtant, on note aujourd’hui une certaine appétence de la part du lectorat pour ces philosophes et penseurs arabes. Qu’est-ce qui, en eux, continue de nous fasciner autant ?

Pendant longtemps, une grande partie de l’Occident a tourné le dos à ces penseurs, ainsi qu’à leurs apports à la civilisation occidentale, et plus généralement, à la pensée universelle. Or, on ne peut pas faire le saut de la Grèce à l’Occident sans passer par les apports du monde islamique.

Aujourd’hui, les choses se dévoilent, et la véritable ampleur du rôle de ces penseurs commence à être reconnue, à l’unanimité – que ce soit au niveau des sciences, de la poésie ou de la philosophie. Il y a désormais une nouvelle génération de savants, une génération consciente qu’on ne peut plus continuer à ignorer les apports de ces penseurs. Mais à l’échelle du grand public, le fonds des textes et des pensées qu’ils ont laissé derrière eux demeure relativement méconnu.