Couvrez ce spleen que je ne saurais voir

Par Fatym Layachi

Il est 14 heures. Tu n’es pas douchée. Ton lit est encore défait. La télé est allumée. Tu ne sais pas ce que tu ne regardes pas vraiment. Tu ressembles à rien. Tu es habillée n’importe comment. Ton pyjama de la veille et ce pull à capuche un peu douteux que tu as rajouté par-dessus. Tu ne sais pas même à quoi tu ressembles avec cet espèce de chignon palmier ébouriffé que tu as sur la tête.

Tu ne t’es même pas regardée dans un miroir. Pas une seule fois depuis que tu as émergé ce matin et que tu t’es aspergée la figure d’eau. Tu ne t’es pas regardée dans un miroir et c’est un truc très très rare. Toi, tu es plutôt obsédée par ton petit reflet, à guetter la moindre mèche de traviole, prête à dégainer ton anticerne au moindre reflet un peu sombre sous tes yeux fatigués. Mais là tout de suite, tu t’en fous. Tu t’en fous de ne ressembler à rien, même pas à toi-même.

L’écran de ton iPhone est saturé de notifications. Et ça aussi, tu t’en fous. Zee t’a envoyé au moins dix notes vocales. Tu n’en as ouvert aucune. Ta mère a dû appeler plusieurs fois. Tu n’en sais rien. Ton téléphone est en mode silencieux. Même pas en mode vibreur. Rien, aucun son. Ça aussi, c’est un truc très rare. Toi, tu es plutôt du genre à être ultra connectée, à frôler la crise d’angoisse quand tu as moins de 30% de batterie, à avoir des sueurs froides si jamais tu te retrouves à t’aventurer dans une zone sans réseau.

Mais là, tout de suite, tu t’en fous. On est samedi et tu te fous de pas mal de trucs. Tu ne fais rien. Tu ne veux rien faire et tu ne vas rien faire. Ça fait des mois que tu en rêves : passer quelques jours à ne strictement rien faire. De ne strictement rien faire qui ne te soit imposé, en fait.

Parce que tes week-ends sont, comme plein d’autres choses dans ta vie, rythmés par des trucs que tu dois faire. Des trucs que tu te sens obligée de faire. Il y a ta famille. Il y a tes amis. Il y a les phrases qu’il faut dire. Celles qu’il ne faut surtout pas prononcer. Les messages auxquels il faut répondre. La mère qu’il faut rassurer. La pote qu’il faut écouter. La cousine qu’il faut encourager. Le sac qu’il faut porter. L’autre sac qu’il faut porter.

Le resto où il faut être vu. Le vernissage auquel tu dois te montrer. L’enterrement où tu te dois d’être. Le collègue qu’il faut féliciter. Les gens à qui il faut sourire. Les mèches qu’il faut entretenir. Les vacances qu’il faut organiser. Les fêtes qu’il faut fêter. Et les larmes qu’il faut retenir. La vie en société est finalement une injonction à faire. Et toi, aujourd’hui, tu as décidé de ne rien faire. Tu n’as envie de rien et ça te va. Tu ne sais pas trop combien de temps ce mood va durer. Et ça aussi, tu t’en fous.

“Aucun linceul n’a de poches. Et c’est tant mieux”

Au pire tu n’iras pas bosser lundi. Aujourd’hui tu n’es plus sûre de rien. Ça fait des mois que tu n’aimes plus ni ton boulot, ni la manière dont tu le fais et tu ne fais strictement rien pour que ça change. Ça fait des semaines que tu as une boule au ventre dès que tu te réveilles et tu ne fais strictement rien pour que ça change. Tu te demandes à quoi ça sert tout ça. à quoi ça sert de courir. à quoi ça sert de vouloir gagner toujours plus. De vouloir posséder autant. D’amasser encore plus. Aucun linceul n’a de poches. Et c’est tant mieux.

La porte sonne. Tu sursautes. Tu n’attends personne. C’est Zee. Vu que tu réponds pas, elle est venue. Tu ouvres la porte. Elle te regarde de haut en bas avec dédain, te balance un “tu déprimes” tout aussi dédaigneux. “Non, je ne fais rien”. Elle lève les yeux au ciel. Soupire. “Va t’habiller, tu ressembles à rien, il faut qu’on aille à cette super vente de robes pour cet été”. Là c’est toi qui as envie de soupirer. Mais tu vas te contenter de sourire et d’aller t’habiller, maquiller tes cernes et ton chagrin, rien n’ira mieux mais la vie va continuer.