[Tribune] Verdict de l’affaire du viol de Tiflet : il n’y a pas vraiment de quoi se réjouir

Le verdict de la cour d’appel de Rabat dans le dossier de la petite S. est tout sauf une victoire. C’est même un constat d’échec. L’échec d’une société à protéger ses enfants.

Par et

Le 5 mars 2022, la vie de la famille bascule : le père de la victime apprend, au souk hebdomadaire, que sa fille est enceinte, il l’interroge et obtient le récit des horreurs qu’elle a subies. Ici, la fillette en compagnie de sa grand-mère. Crédit: Capture d'écran MÉDI1TV

Il aura fallu une armée d’avocat.e.s, une manifestation populaire, une mobilisation de la société civile, une couverture médiatique nationale et internationale massive, un soulèvement de l’opinion publique… Pour des peines, finalement, 30 à 50 % inférieures aux maximum légaux et l’absence de requalification des faits en viol, seul l’euphémisme “attentat à la pudeur” est retenu.

La même semaine, alors que l’indignation et la colère suscitées par le cas de la petite S. occupent tous les médias et les réseaux sociaux, la cour d’appel de Meknès condamne un homme coupable d’“attentat à la pudeur” sur enfant à six mois de prison ferme (et dix-huit mois de sursis), seulement… Une semaine plus tôt, le violeur d’une fillette de six ans est condamné, en première instance à El Jadida, à deux ans de prison ferme, seulement… L’année dernière, à Tétouan, un enseignant dans un lycée pour filles en internat, reconnu coupable d’“attentat à la pudeur” sur plusieurs de ses élèves, est condamné à deux ans de prison avec sursis, seulement…

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Loin des projecteurs, les pédocriminels prospèrent dans l’impunité, à l’ombre d’une Justice complice. Beaucoup reste à faire pour que la loi protège efficacement nos enfants, pour que jamais plus aucun juge ne retienne des circonstances atténuantes au profit d’un pédocriminel. Davantage encore reste à faire pour que l’idée de violer une fillette ne traverse plus jamais l’esprit d’aucun homme.

L’image de la petite S. lors du procès, frêle et chétive, morte de l’intérieur, tremblant devant le juge, terrorisée à l’idée que ses trois bourreaux se tenaient tout près, ne me quittera jamais. La responsabilité de ces tragédies ne se limite pas à la Justice, elle est collective et nous avons tou.te.s une part dedans.

Indignons-nous !

L’indignation est un moteur puissant pour l’action. Même s’il est parfois difficile de donner une voix à notre indignation, si nous nous sentons impuissants face à des événements qui nous dépassent, à des injustices qui nous semblent inévitables, nous pouvons tou.te.s contribuer à faire avancer les choses, en dénonçant les injustices et en agissant pour les combattre.

Combattre le patriarcat est un devoir citoyen car à travers ces lois et ces juges, ces violences et ces inégalités, ces tabous et ces silences, c’est le patriarcat qui gangrène notre société

Pour S. et pour toutes les autres, nous devons rester combatifs. Combattre le patriarcat est un devoir citoyen car à travers ces lois et ces juges, ces violences et ces inégalités, ces tabous et ces silences, c’est le patriarcat qui gangrène notre société. Le patriarcat, c’est le système social, culturel mais aussi juridique dans lequel les hommes détiennent le pouvoir politique, économique, social mais aussi judiciaire et exercent une domination sur les femmes. Il est très marqué dans la société marocaine mais caractérise, à différents degrés, de nombreuses autres sociétés dans le monde.

Le patriarcat, c’est ce qui pousse nos juges à prononcer des peines aussi faibles que six mois, deux ans, trois ans d’emprisonnement pour des faits de viols répétitifs sur des fillettes. Le patriarcat, c’est ce qui fait que les pères biologiques n’ont aucune obligation ou responsabilité à l’égard de leurs enfants nés hors mariage et que les mères doivent, elles, les supporter toutes.

Le patriarcat, c’est ce qui est interdit aux Marocaines d’avoir recours à l’IVG même en cas de viol ou d’inceste et qui normalise la violence à leur encontre.

Exigeons le changement

Nous avons besoin de transformer notre conscience collective. Nous devons tou.te.s reconnaître que le viol est un acte odieux, qui détruit la vie de ses victimes qui se retrouvent, toute leur vie, en proie aux troubles psychiques, aux addictions, au suicide…, reconnaitre qu’il n’y a jamais de circonstances atténuantes pour ce crime.

Il est urgent de renforcer l’éducation sexuelle et de lutter contre les tabous qui empêchent les victimes de se faire entendre et de trouver le soutien dont elles ont besoin

Nous avons besoin de changer notre vision de la sexualité et de la santé sexuelle. Il est urgent de renforcer l’éducation sexuelle et de lutter contre les tabous qui empêchent les victimes de se faire entendre et de trouver le soutien dont elles ont besoin, en leur faisant croire que les abus qu’elles subissent relèvent de l’ordre du “privé”.

Il est urgent d’investir dans des programmes d’éducation et de prévention de la violence sexuelle et de sensibilisation des jeunes dès le plus jeune âge aux notions de consentement et de respect de l’autre. Mais surtout, nous avons besoin de politiciens courageux qui ne reculent pas devant les réformes nécessaires, même si elles sont impopulaires, qui sont capables d’initier et de mener les réformes essentielles du Code pénal et de la Moudawana.

Interpellons le gouvernement et le Parlement

Ce sont eux qui ont le pouvoir d’initier et de réaliser le changement qui ne peut que passer par des lois. Le Code pénal et la Moudawana sont des lois. La Constitution de 2011 prévoit que l’initiative des lois appartient concurremment au Chef du gouvernement et aux parlementaires et que le vote des lois, particulièrement celles relevant des libertés et droits fondamentaux et le statut de la famille, appartient au Parlement.

Mais un an et demi depuis les nouvelles compositions du gouvernement et du Parlement, aucun projet ni proposition de lois de réforme du Code pénal ou de la Moudawana n’ont encore été publiés par l’une ou l’autre institution et ce, malgré l’appel de Sa Majesté dans son discours à l’occasion de la fête du Trône de juillet 2022 et malgré Son attachement historique à la protection de l’enfance.

“La loi est l’expression suprême de la volonté de la Nation” et les parlementaires “tiennent leur mandat de la Nation” nous dit la Constitution. Alors posons la question : “Mesdames et Messieurs les parlementaires, considérez-vous que la volonté de la Nation marocaine, dont vous êtes les mandataires, est d’avoir des lois qui encouragent la pédocriminalité ? Des lois qui favorisent la précarité des femmes ? Des lois qui réduisent les femmes à des sous-citoyens ?”

Haut les cœurs ! Il est révoltant de compter le nombre de parlementaires qui se revendiquent progressistes dans la sphère privée et dans les petits salons de Rabat mais qui, lorsqu’il s’agit d’initier et de mener le changement de loi, adoptent une position attentiste, restent les bras croisés pendant que les femmes et les enfants subissent quotidiennement des violences, que la protection des victimes est si mal assurée. Ils ont pourtant le pouvoir de changer les règles, de changer nos vies, de changer l’Histoire.

Chacun.e à son niveau mais ensemble, exhortons-les à jouer pleinement le rôle institutionnel et démocratique, au service des citoyens, qui est le leur et à exercer, sans attendre, le pouvoir législatif que leur confère la Constitution en proposant et en votant des lois plus protectrices pour nos enfants et plus justes pour les Marocaines. Attendre encore, c’est accepter que d’autres fillettes marocaines se fassent violer dans l’impunité, c’est en être complice.

A celles et ceux qui n’en peuvent plus d’attendre, suivez les actions proposées par les associations militantes, mobilisez-vous, rejoignez-nous quand vous pouvez.

Restons soudés.

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Ghizlane MAMOUNI
Avocate et présidente de l’association Kif Mama Kif Baba

Abdelmajid MOUDNI
Activiste pour les droits humains