Le concept de paradigme revient à Thomas Kuhn* qui l’a utilisé pour conceptualiser les évolutions scientifiques comme des révolutions et des ruptures. C’est ainsi qu’on parle de changement de paradigme lorsqu’un ancien modèle épuise ses capacités de performance et que s’impose la recherche d’un nouveau modèle pour créer une véritable rupture.
Transposé à ce qui a été accompli lors de la Coupe du monde, on peut parler de “paradigme de Regragui’’, qui a introduit une rupture dans la manière de gérer une équipe et de lui faire réaliser une performance inattendue. Ce paradigme représente ainsi un modèle d’une théorie de l’action et du leadership.
En effet, pour réaliser un changement dans le modèle d’encadrement d’une équipe sportive, il fallait changer le mode de réponse aux problèmes qui entravent la performance d’une équipe nationale, qui, depuis des années, même qualifiée à la Coupe du monde, n’arrive pas à dépasser les huitièmes de finale. Quelles sont les composantes de ce paradigme ?
Un modèle de management et de leadership avec une ambition
L’approche de la participation du Maroc à la Coupe du monde de football exige d’introduire un nouveau mode de gestion du projet de mener l’équipe vers la réussite. L’entraineur et manager établit une rupture dans le mode d’encadrement en affichant, dans son discours, une ambition en annonçant que l’équipe va se battre pour gagner, qu’elle va jouer avec de nouveaux codes et renoncer aux anciens modes de fonctionnement.
En affichant l’ambition et la volonté d’aller le plus loin possible dans la compétition par le travail, Regragui laisse entendre que l’ambition rend la réussite possible
Lorsqu’il s’adresse aux joueurs, Regragui répète souvent : “on peut réussir lorsqu’on travaille”. En affichant l’ambition et la volonté d’aller le plus loin possible dans la compétition par le travail, le manager laisse entendre que l’ambition rend la réussite possible (le “yes we can”). Tout le long de la compétition, pour la maintenir, il a prêché auprès des joueurs des principes de discipline et de rigueur, ces premières composantes de cette nouvelle théorie de l’action.
Il a souvent exprimé qu’il n’y a pas lieu d’adopter une culture de la fatalité et se dire que “nous n’allons pas dépasser le premier tour’’. Il répète qu’on doit aller au-delà “pour réaliser quelque chose d’extraordinaire ensemble” ; “nous allons raconter et écrire une nouvelle histoire”, ce qui affiche une grande ambition.
Un leadership performant est celui qui dit que la réussite est possible. Comme l’exprime le coach : “Je ne veux pas un miracle, je fais avec ce que j’ai à faire”, autrement dit, il essaie de réussir avec les moyens dont il dispose.
Le leadership, dans le paradigme de Regragui, se situe dans la durée parce que l’affichage de l’ambition projette le détenteur dans l’avenir. À la fin de la Coupe du monde, Regragui déclare aux médias : “On va travailler maintenant pour gagner la CAN. J’ai dit à mes joueurs qu’on peut être les rois du monde, mais pas avant d’être les rois de notre continent, l’Afrique”.
Il s’agit donc d’un leadership qui ne s’arrête pas après un succès, mais ouvre des perspectives, conçoit un programme pour l’avenir, car tout succès s’inscrit dans un processus à entretenir.
Une approche qui part de l’évaluation pour concevoir une théorie de la mise en œuvre
Regragui atteste que “nous connaissons la réalité contraignante de notre pays, mais ce n’est pas une fatalité”. En effet, sa démarche se base sur l’évaluation et une connaissance de la réalité de l’environnement du football et sur un diagnostic. Il ne fonctionne pas comme un simple entraineur technique, il eu une démarche scientifique.
Il a souvent répété : “j’ai réfléchi” avant d’entreprendre l’action. Un diagnostic honnête donne une idée sur l’état de la situation et sur les moyens qui s’offrent pour réaliser le projet. Cette réflexion a engendré une stratégie opérationnelle pour maitriser le jeu de la mise en œuvre. Il a ainsi allié la réflexion à l’action.
Il en résulte une nouvelle théorie avec une méthode pour enclencher une rupture avec les modèles usuels d’entrainer une équipe. C’est ainsi que pour trouver la clé de la mise en œuvre de son projet, il a mis en œuvre un esprit analytique de haute conception.
Le travail et la mobilisation pour une cause
Regragui s’adresse aux joueurs avec des expressions et des formules répétées de manière récurrente dans un discours qui mobilise les joueurs et qui fait écho auprès de tous les Marocains.
Des expressions telles que : “il faudrait y mettre du cœur”, “écrire l’histoire”, “apporter quelque chose à son pays et offrir un don à la nation” ; toutes ces expressions signifient que la performance du jeu dans une Coupe du monde, c’est œuvrer pour une cause nationale, pour le pays et son drapeau.
Ce faisant, il déploie toutes les énergies positives pour gagner, par le fait que la Nation est derrière l’équipe. L’approche consiste à trouver les leviers de mobilisation pour fédérer les forces autour de la réussite de l’équipe. Le but n’est pas de montrer et démontrer le vedettariat, mais de jouer au football en représentant un pays et des valeurs. Il y a tout un peuple qui attend la réussite de l’équipe.
Mais l’idée de la cause ne se limite pas aux joueurs, elle est transmise aux supporters encourageant l’équipe et qui s’ingénient à concevoir un art de la galvaniser en générant une contagion positive qui s’étend au-delà des frontières du Maroc. Ce qui crée une vague d’identification à une équipe portée par une cause, célébrant le Maroc, les pays arabes et l’Afrique.
Un manager avec une pédagogie de communication et de mobilisation
Dans le paradigme de Regragui, il y a de la pédagogie dans la manière de communiquer et de convaincre les joueurs de s’adresser à la fois au mental et à leurs émotions. Cette pédagogie de communication reflète un savoir et un savoir-faire du leadership qui crée un collectif avec un esprit d’équipe pour réussir sa mission.
Il s’agit d’un leadership qui mobilise les troupes en établissant avec les joueurs un contrat moral autour de la réussite. Il dispose ainsi d’une stratégie avec un plan clair d’exécution qu’il partage avec l’équipe. Malgré les différences qui peuvent exister entre les joueurs, en profils et en tempéraments, le message est transmis et partagé.
Dans cette approche, il y a peu de place au sein de l’équipe pour l’individualisme ou une démonstration de “grosse tête’’. Il communique pour rappeler au collectif le but à atteindre avec une pédagogie de communication exemplaire qui maitrise tout le processus : ce qui est attendu des joueurs et le but à atteindre.
Du coup, malgré les différences de caractère et de points de vue qui peuvent exister entre les individualités, l’équipe est mobilisée dans l’action.
Faire appel à l’éthos culturel et aux valeurs
Dans le discours qu’il adresse aux joueurs et aux médias, Regragui a recours à l’éthos culturel et aux valeurs culturelles des Marocains, en rapport avec l’individu et la collectivité. La question des valeurs a fait l’objet de plusieurs études.
Il y a plus d’une vingtaine d’années, dans le cadre des rapports préparatoires au rapport général du cinquantenaire, une réflexion a été menée sur les valeurs en mettant en avant le fait qu’au sein de la société marocaine, on retrouve tout un réservoir de valeurs traditionnelles et d’autres qui sont émergentes .
Dans le schéma ci-dessous , les valeurs traditionnelles de la société marocaine sont schématisées sous forme d’une grappe qui couvre les différents ordres des rapports de l’individu au divin, au collectif, à la famille et à lui-même.
Pourquoi dans le cadre de la haute pression d’une compétition sportive de haut niveau lors de la Coupe du monde créée par l’Occident, l’entraineur, lui-même né en France, en s’adressant aux joueurs, fait-il référence au code axiologique traditionnel marocain ? Pourquoi fait-il appel à la notion de niya, qui fait partie de ce code?
Ce code des valeurs culturelles, spécifiques aux Marocains, est mobilisateur. La niya est une valeur qui connote la confiance et qui permet à l’individu d’être confiant dans ses relations sociales.
Un adage populaire marocain dit : “se livrer à la niya et dormir avec un serpent”. Un autre adage dit “entre le vendeur et l’acheteur, il doit y avoir niya”, autrement dit, avec la confiance interrelationnelle, les individus ne sont nullement atteints par le mal.
En régissant les relations sociales, la confiance éloigne toute défiance. Regragui n’utilise pas la notion de thiqa (confiance), qui relève du vocabulaire “moderne” et qui n’aurait pas le même effet mobilisateur sur les joueurs et les supporters marocains. En effet, cette notion (thiqa) est érodée par le discours politique.
Devant une terminologie dévaluée par ce discours, on retourne à un bien préservé par la mémoire profonde du réservoir des valeurs traditionnelles. L’entraineur a puisé dans ce réservoir et le répertoire axiologique traditionnel marocain.
C’est ainsi que le jeu de l’équipe, la performance et la combativité pour gagner doivent mobiliser les valeurs partagées et spécifiques à l’éthos culturel marocain. La notion de niya, associée à la valeur du travail, a galvanisé une équipe et un peuple. Elle a suscité la curiosité et l’intérêt des supporters et des médias.
À une époque où tous les regards sont dirigés vers la Coupe du monde, le sport marocain affiche la spécificité culturelle du collectif marocain. La valeur de la bénédiction des parents (rda lwalidin) qui régit la relation aux parents a aussi été mobilisée comme un facteur de motivation pour les joueurs en favorisant l’accompagnement des parents, surtout les mères, dans les stades.
La bénédiction des parents est une valeur qui motive l’individu dont les parents sont satisfaits; ce qui renforce sa volonté et son engagement dans ce qu’il entreprend. La notion fait partie du référentiel religieux et culturel marocain. Le foulard traditionnel des femmes, qui est souvent décrié dans les médias français, prend sa revanche, porté par les mères des joueurs, lorsque chaque joueur marocain, dans la joie d’avoir gagné un match, s’empresse d’embrasser sa mère à l’allure typiquement marocaine.
Ces valeurs, faisant partie d’une culture que les Marocains partagent avec les Arabes, et même avec les Africains, galvanisent les joueurs. Elles deviennent une référence identitaire dans laquelle l’individu se reconnait, s’accepte et grâce à laquelle il affiche avec fierté son être culturel.
Ces valeurs affichées devant les caméras décomplexent les joueurs. Bien qu’installés en Europe et jouissant d’une notoriété sportive, ils sont presque tous issus de familles modestes, dont les parents ont immigré à la recherche d’emplois, et portent en eux-mêmes l’étrangeté culturelle de ne pas être à leur place en Europe.
Le moment de la Coupe du monde est celui de la grande émotion, et devant les yeux du monde, Regragui, par son discours, transforme tout ce qui peut provoquer un complexe en une source d’affichage de la différence, ce qui procure de la fierté.
En fait, si Regragui a eu recours au réservoir des valeurs traditionnelles, c’est parce que l’éducation n’a pas confirmé les valeurs émergentes qu’on pourrait qualifier d’actuelles ou modernes.
Des valeurs inscrites dans la Constitution et dans les lois, telles que la démocratie, l’égalité, les droits, l’égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi des valeurs émergentes dans la société, telles que : la confiance, la transparence, l’intérêt général, l’esprit d’équipe, l’engagement, la responsabilité et l’implication dans un projet collectif.
C’est parce que ces valeurs émergentes mettent plus de temps à s’enraciner à travers l’éducation, que le recours à l’éthos culturel traditionnel et ses valeurs opère toujours.
Faire appel aux compétences et aller les chercher là où elles se trouvent
Le football est le sport qui donne la chance aux meilleurs joueurs, quelles que soient leurs origines sociales, et où seule la compétence prime. L’entraineur a eu recours à l’identification des meilleurs joueurs qualifiés, il va les chercher là où ils se trouvent et les sélectionner selon le mérite.
Il envoie ainsi un message de justesse dans les choix et signifie que le mérite est une résultante du travail. En effet, faire le choix de la primauté des compétences, c’est adopter le principe du mérite et glorifier la méritocratie.
Un leadership qui transfère son succès aux joueurs
Bien qu’il soit le maitre d’œuvre et l’initiateur dans la réussite, le leadership affiche la modestie. Face aux accomplissements sportifs réalisés, il aime répéter que ce qui a été accompli, ainsi que l’exploit réalisé ne sont pas dus à sa personne, mais à toute l’équipe.
Walid Regragui renvoie, dans son discours, tout le mérite aux joueurs qu’il héroïse et qu’il appelle avec affection “drari”
En réalité, même si le mérite lui revient d’avoir monté une équipe, de l’encadrer et de lui insuffler une dynamique, Walid Regragui renvoie, dans son discours, tout ce mérite aux atouts des joueurs qu’il héroïse et qu’il appelle avec affection “drari” (les jeunes).
Ceci reflète la grande caractéristique du leadership qui est le partage du succès avec les acteurs dont il est le leader. Il affiche sa modestie et renonce à son mérite pour le transférer aux joueurs. Toutefois, si ce renoncement stimule les joueurs à devenir les maitres du jeu, il rehausse aussi l’image du leader exemplaire, constituant un capital “estime et considération” auprès du public.
Ce paradigme présente ainsi une nouvelle école de management marocain. Regragui a mobilisé une Nation en mettant au centre une équipe qui rassemble la compétence, le travail, les valeurs, des résultats et la réussite. Son leadership se manifeste dans ce qu’il dit, dans ce qu’il fait et dans sa conception de l’architecture de la théorie de l’action.
* Thomas Samuel Kuhn. La Structure des Révolutions Scientifiques. Trad. Française, Paris, Flammarion, 1972.