“Tifli Moukhtafi” : tout ce qu'il faut savoir sur le nouveau dispositif d'alerte-disparition

Déclenché pour la toute première fois au Maroc le 11 mars après la disparition d’un jeune garçon à Khémisset, le tout nouveau dispositif d’alerte disparition lancé par la DGSN, "Tifli Moukhtafi", est inspiré de la méthode américaine “Amber Alert”. Comment marche exactement ce système ? Dans quel cas est-il déclenché ? Et pour quelle efficacité ? Explications détaillées exclusives.

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Avez-vous vu cet enfant ? Il a été aperçu pour la dernière fois jeudi 9 mars à Khémisset. Il est âgé de 16 ans et porterait un t-shirt noir. Veuillez appeler la police au 19 si vous avez des informations”. Ce message, accompagné d’une photo de l’adolescent déclaré disparu s’est affiché sur les écrans de milliers d’utilisateurs de Facebook de la région de Khémisset le 11 mars dernier, avec en légende, ces mots en lettres rouges : “Alerte enlèvement”.

C’est la toute première fois que le dispositif “Tifli Moukhtafi” (“Mon enfant a disparu”) est déclenché au Maroc. Lancé mardi 7 mars 2023 par la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) en partenariat avec le géant américain Meta, ce nouveau système d’alerte d’urgence est conçu pour avertir la population de la disparition d’un enfant, en temps réel. Mais aussi pour mobiliser rapidement les forces de l’ordre afin de le retrouver. Pour l’heure, aucune annonce concernant une réapparition de l’enfant n’a toutefois été faite.

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En quoi consiste ce nouveau dispositif ?

Le principe de “Tifli Moukhtafi” est simple : dès que l’enlèvement ou la disparition d’un enfant est signalé aux autorités, “la société Meta est notifiée dans les minutes/heures qui suivent. Les services de la firme américaine activent alors l’alerte en la diffusant, en temps réel, sur les écrans des utilisateurs de Facebook et Instagram.

Les personnes ciblées se trouvent sur un rayon de 160 km du lieu de la disparition de l’enfant. L’objectif est de toucher un maximum de personnes en un minimum de temps pour permettre de retrouver l’enfant avant qu’il ne quitte la zone de disparition”, explique à TelQuel une source sécuritaire.

Diffusées exclusivement “pour le moment” sur les deux réseaux sociaux Facebook et Instagram, ces alertes sont accompagnées d’une photo, du nom et prénom de l’enfant disparu et d’une description précise de la tenue qu’il portait au moment de sa disparition ,ainsi que du jour et de l’heure de sa disparition.

“La commission chargée de la gestion et du suivi du projet tient actuellement une réflexion, basée sur le retour d’expérience de la première partie de l’application de ‘Tifli Mokhtafi’, visant à adapter les critères de la diffusion des alertes avec les cas concrets traités par les services de police. L’objectif de cette réflexion est d’obtenir les meilleurs résultats afin de protéger les enfants”, ajoute la même source.

Comment est lancée une alerte “Tifli Moukhtafi”?

Pour qu’une alerte “Tifli Moukhtafi” puisse être lancée, il faut remplir certains critères stricts : “D’abord, il faut que le père, la mère ou le tuteur légal de l’enfant déclare la disparition du mineur dans les minutes/heures qui suivent cette disparition en s’adressant à l’arrondissement de police le plus proche du lieu des faits.

Ensuite, il faut que le déclarant manifeste expressément son consentement de publier l’alerte sur les réseaux sociaux Facebook et Instagram. Enfin, il est nécessaire de fournir des informations suffisantes sur l’enfant pouvant aider les utilisateurs des réseaux sociaux à l’identifier”, énumère notre interlocuteur.

“Tifli Moukhtafi” permet aux citoyens de communiquer avec les services de police en appelant le 19 au cas où ils rencontreraient un enfant objet d’une alerte ou auraient une information pertinente qui pourrait aider à le retrouver. Les informations fournies seront traitées rapidement par les autorités compétentes afin de localiser l’enfant et de le ramener en sécurité à sa famille”, souligne la même source.

Y a-t-il le même système à l’international ?

“Tifli Moukhtafi” est inspirée d’un système initialement mis en place au Texas aux États-Unis en 1996, intitulé “Amber Alert”, acronyme de l’anglais “America’s Missing : Broadcast Emergency Response” (Disparition en Amérique : réponse de diffusion d’urgence).

Créé suite à la mort de la petite Amber Hagerman, ce dispositif permet d’alerter massivement la population, via la radio, la télévision, les panneaux de gare et d’autoroute dans les heures qui suivent la disparition ou l’enlèvement d’un mineur afin de retrouver l’enfant enlevé ou disparu et son (ou ses) ravisseur(s) présumé(s).

Ce système d’envergure a été généralisé au reste des États-Unis, après son expérimentation, avant d’inspirer une vingtaine de pays européens dont la France, qui a lancé à son tour le plan “Alerte Enlèvement” dès 2006.

Quelle similarité entre “Amber Alert” et “Tifli Moukhtafi” ?

Les deux systèmes ont été lancés après une affaire sordide d’enlèvement et d’assassinat d’un enfant. Au Maroc, c’est l’affaire du petit Adnane, enlevé devant chez lui, séquestré, violé, asphyxié puis enterré dans le quartier de Bni Mkada à Tanger en 2020 qui a poussé les autorités à lancer “Tifli Moukhtafi”.

Aux États-Unis, c’est le kidnapping en pleine rue de la petite Amber Hagerman, qui a été retrouvée quatre jours après son enlèvement, nue, égorgée dans un fossé, qui a mené les services de police à faire appel aux médias immédiatement via “Amber alert”.

“Dans les deux cas, c’est un traumatisme, celui du meurtre d’Amber et de Adnane, et la pression mise sur les autorités pour agir afin d’éviter que ce genre de crimes ne se reproduise qui a amené la création du dispositif d’alerte”, résume à TelQuel Timothy Skip Griffin. Ce professeur agrégé de justice pénale à l’université du Nevada à Reno, aux États-Unis, a étudié pendant plus de deux décennies près de 2000 signalements “Amber Alert”.

 

Un téléphone portable affiche l’alerte Amber émise le 5 août 2013 à Los Angeles, en Californie, qui a marqué la première fois que des responsables ont informé le public d’une alerte Amber à l’échelle de l’État via leurs téléphones portables.Crédit: FREDERIC J. BROWN/AFP

En répondant à nos questions, Timothy Skip Griffin rappelle quelques points de divergence entre les deux systèmes, à savoir les critères d’émission du dispositif américain qui sont beaucoup plus stricts que ceux de “Tifli Mokhtafi” : “Aux États-Unis comme en France, les forces de l’ordre doivent confirmer que l’enfant a été enlevé avant de lancer l’alerte. Ils doivent aussi avoir la conviction que l’enfant est en danger de mort ou d’agression et qu’il y a suffisamment de renseignements détaillés pour que l’on puisse penser que la diffusion de l’alerte sera utile”, détaille-t-il.

Autre différence, les modes de diffusion de l’alerte : “Si au Maroc, les alertes ne sont diffusées que sur Facebook et Instagram (pour l’instant, ndlr), aux États-Unis, les Ambert Alerts sont relayées dans les médias, sur les téléphones des utilisateurs de la zone de disparition, à la radio, à la télévision, sur les réseaux sociaux, et même sur les panneaux routiers ou à travers des alertes sans fil en cas d’urgence (WEA)”.

Un dispositif vraiment efficace ?

Aux États-Unis, le système “Amber” aurait permis de retrouver 1127 enfants disparus ou enlevés à travers le pays, d’après le site du département de la Justice du gouvernement américain. En France, sur les 27 déclenchements de l’“Alerte enlèvement” en 17 ans, 25 victimes ont été retrouvées vivantes grâce à ce dispositif, selon les données du ministère de la Justice française.

Toutefois, ces chiffres sont à prendre avec des pincettes, prévient le spécialiste américain en justice pénale, Timothy Skip Griffin : “Ces résultats sont trompeurs parce qu’il y a une distinction cruciale à faire entre la récupération de l’enfant sain et sauf et le succès de l’alerte enlèvement. En effet, seulement une alerte sur cinq aide vraiment à retrouver l’enfant. Dans la plupart des cas aux États-Unis comme en France, les enfants signalés rentrent sains et saufs parce qu’ils n’ont jamais été réellement en danger et non pas grâce aux informations recueillies dans le cadre de l’alerte ou du fait de sa diffusion”, rectifie-t-il.

L’efficacité des systèmes d’alerte est donc très limitée et leur déclenchement peut même s’avérer contreproductif : car attirer l’attention du public sur les ravisseurs peut parfois conduire à des actes désespérés.

Timothy Skip Griffin rappelle le cas d’une mère instable mentalement qui a tué son enfant après avoir vu l’alerte Amber : “elle ne voulait pas qu’on lui prenne son fils. Ce phénomène, je l’appelle l’effet de précipitation. Les ravisseurs, souvent instables, peuvent réagir de manière imprévisible, tandis que la publicité peut aider les kidnappeurs à se fondre dans la masse et à éviter d’être repérés. Bien que ces cas-là soient rares, nous devrions être prudents avant de médiatiser les alertes”.

Autre limite des alertes de disparition d’enfants, “dans les cas où le ravisseur est déterminé à commettre l’irréparable, il n’y a pratiquement jamais assez de temps pour que les forces de l’ordre ou le grand public puissent intervenir pour l’en empêcher”, affirme le spécialiste américain en se référant aux recherches menées par le FBI en 2011. Celles-ci montrent que près de 75 % des enfants assassinés par un ravisseur l’ont été dans les trois premières heures suivant leur disparition.

Une enquête menée en 2021 par le Centre national pour les enfants disparus et exploités (National Center for Missing & Exploited Children, en anglais) montre également que près d’un tiers des alertes Amber ont été déclenchées dans les trois heures suivant la disparition de l’enfant, ce qui, selon Griffin, est généralement trop tard pour éviter le pire quand on est face à un tueur d’enfants.

 

La salle de commandement et de coordination de la Sûreté provinciale de Salé.Crédit: MAP

Et maintenant ?

“Pour prévenir ces tragédies, les enfants doivent être sensibilisés à la maison et à l’école”

Najat Anwar, la présidente de l'association Touche pas à mon enfant

Également contactée par TelQuel, Najat Anwar, la présidente de l’association Touche pas à mon enfant, qui lutte contre la pédocriminalité depuis 2004, salue le lancement du dispositif « Tifli Moukhtafi ». Cependant, elle rappelle que la protection de l’enfance contre les enlèvements et les disparitions ne peut reposer uniquement sur une seule initiative, aussi efficace soit-elle : “Pour prévenir ces tragédies, les enfants doivent être sensibilisés à la maison et à l’école par des programmes d’éducation. Et tous les acteurs de la société, y compris les parents, les associations et l’État, doivent être vigilants. Bien que “Tifli Moukhtafi” soit le premier outil de ce genre en Afrique et soit assez utile pour retrouver les enfants disparus, il ne peut être utilisé qu’après la disparition d’un enfant. Des mesures préventives doivent donc être mises en place, y compris des lois plus répressives, et appliquées plus strictement, ainsi que la coordination intersectorielle entre la société civile et les institutions gouvernementales”.

La pédocriminalité reste un fléau en constante augmentation au Maroc depuis quelques années. Un rapport du Ministère public sur la mise en œuvre de la politique pénale en 2018 indiquait que 467 affaires de viols sur des mineurs avaient été ouvertes pour 546 poursuites.

Cette année-là, 6 702 affaires ont été instruites pour des violences sur des enfants et 7 263 personnes ont été poursuivies. Un an auparavant, la présidence du Ministère public avait recensé 5 998 affaires judiciaires liées à des violences contre des enfants, dont 39,6 % pour des violences sexuelles. Des chiffres qui ne seraient que la partie émergée de l’iceberg, car nombre de violences n’aboutissent pas à des dépôts de plaintes.