[TRIBUNE] Le Maroc est-il une jungle peuplée de misogynes ?

Voilà le sentiment qui me hante depuis le 24 février dernier, après avoir vu les réactions au verdict de la cour d’assises de Paris qui a déclaré Saad Lamjarred coupable de viol et violences aggravées et l’a condamné à six ans de prison.

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Chez cette catégorie d’hommes qui trouve aberrant de civiliser les relations intimes, censées procurer du plaisir aux deux personnes impliquées et non satisfaire l’un et traumatiser l’autre, on peut facilement retrouver une identification à Saad Lamjarred. Crédit: Yassine Toumi / TelQuel

Dès le début des années 2000 au Maroc, commence une transition anthropologique et juridique timide, mais acharnée concernant les droits des femmes. Réforme du Code de la famille, abolition d’articles de lois barbares comme le mariage forcé au violeur, dénonciation de plus en plus forte du harcèlement de rue, réactions féroces face au système patriarcal sur les différents réseaux sociaux… Je pensais voir se dessiner les prémices de l’émancipation de la femme marocaine. Mais ces deux dernières semaines suivant la condamnation de Saad Lamjarred ont fini par me refroidir.

Je n’ai aucunement l’intention de revenir sur les détails du procès, mais je voudrais plutôt aborder la réaction et l’appropriation que s’en est faite l’opinion publique marocaine. Notre pays est-il une jungle peuplée de misogynes ? C’est en tout cas le sentiment qui me hante depuis le 24 février dernier, après le verdict de la cour d’assises de Paris qui a déclaré le chanteur coupable de viol et violences aggravées et l’a condamné à six ans de prison sur la base des multiples preuves présentées par sa victime Laura P. et ses avocats.

Rien de plus naturel, dirait-on, ce n’est que justice rendue, un violeur de moins dans nos rues ! Certains pourront même trouver la peine faiblarde au vu des circonstances aggravantes qu’étaient l’abus de substances illicites et les victimes antérieures. Mais apparemment, sur notre orbite, le monde tourne à l’envers et la victime devient bourreau.

Le subconscient des sociétés patriarcales

Nul n’ignore les délits et agressions sexuelles commis par le chanteur superstar du monde arabe, sur au moins trois continents différents. Cependant, depuis la médiatisation des faits en 2016, même si quelques-uns de ses amis du showbiz ont fini par l’abandonner suite à la multiplication d’accusations contre lui, la grande majorité s’est rangée de son côté par conviction ou par intérêt, et sa large fanbase n’a pas arrêté de beugler sur toutes les plateformes.

Surestimant le bon sens de mes concitoyens, j’étais persuadée qu’on n’attendait qu’un procès en bonne et due forme avec un listing concret de preuves pour être ramené à la raison et sortir de l’aveuglement. Comme j’étais loin de la réalité ! L’annonce récente du verdict n’a fait que susciter des réactions encore plus virulentes et un lobbying pro-Saad Lamjarred intense sur les réseaux sociaux.

Ce soutien inconditionnel de femmes et d’hommes lambda, de journalistes et d’intellectuels, dresse un constat glaçant sur la réalité des mentalités malavisées et des raisonnements aberrants d’une bonne partie des Marocains et explique largement les failles de notre propre système judiciaire. Un jugement général très alarmant que je voudrais analyser brièvement dans ce billet.

Le chanteur marocain Saad Lamjarred arrive pour comparaître devant le tribunal pour l’ouverture de son procès, accusé d’avoir violé une femme de 20 ans en 2016, à la cour d’assises de Paris, le 21 février 2023.Crédit: Bertrand Guay / AFP

Laura P. n’est pas la première à avoir porté plainte et disposait d’un ensemble de preuves irréfutables d’agressions physiques et sexuelles. Et pourtant, sans le moindre soupçon de doute, on s’est acharné contre elle, on n’a pas hésité à la slut-shamer et à la traiter tantôt de menteuse dont le but était de nuire à l’image et la carrière de la célébrité ou de michtonneuse voulant lui soutirer de l’argent.

Déjà, cela en dit long sur l’image courante sordide qu’on se fait des femmes, ces “vicieuses tentatrices” ! Un bouc émissaire idéal quelle que soit la situation. Sinon, comment expliquer le double standard qui fait qu’on soutient un artiste marocain masculin qui a commis les sept péchés capitaux en une seule nuit sans parler du crime de viol en soi, au point d’en arriver aux théories de complot, alors qu’on attaque virtuellement puis physiquement une artiste marocaine femme, Loubna Abidar, l’obligeant à s’exiler, pour avoir simplement joué le rôle d’une prostituée dans un film dénonçant les dessous de cette industrie sordide qui équivaut à de la traite d’humains en situation de précarité ?

Il serait impossiblement long de détailler, ici, les origines de cette haine et diabolisation du féminin ancrées depuis des siècles dans le subconscient des sociétés patriarcales, qu’on ne peut réduire à la peur de l’Autre ou dans la contradiction humaine de mépriser l’objet de son désir. Mais il est intéressant de noter que paradoxalement, de nos jours, cette tendance s’accroît à mesure que les femmes gagnent en autonomie et en pouvoir, et cela peut être expliqué par la réappropriation de l’espace public par la gent féminine, toutes classes sociales confondues, et le sentiment de dépossession qui l’accompagne chez les hommes.

Une dépossession à la fois intellectuelle, économique et symbolique ; la sphère publique et le marché du travail étant considérés jusqu’ici comme faisant partie prenante et exclusive de l’identité masculine, ce qui menace directement l’ordre traditionaliste préétabli et les rôles genrés et porte atteinte à plusieurs privilèges masculins dont l’indépendance financière, premier levier de chantage utilisé autrefois par les hommes pour assurer la domination et le contrôle.

Des paramètres historiques, culturels, biologiques et psychologiques ont fait des femmes des proies faciles. Et sur le plan en particulier du viol et violences sexuelles, les femmes ont, depuis la nuit des temps, souffert en silence. D’abord car, de par leur nature, ce type de violences était/est difficile à prouver, empiriquement, à la fois pour rendre compte de la pénétration et du caractère forcé ; même dans les sociétés avec les systèmes juridiques les plus avancés, ceci a été longtemps laissé à l’appréciation des juges.

Mais la raison principale est qu’on a toujours banalisé le viol et minimisé et invalidé la souffrance des femmes qui le subissaient. C’est presque comme s’il fallait considérer la chose comme une fatalité, faisant partie de l’histoire naturelle des individus de “sexe faible” qui devraient se résigner à subir ces crimes. Tout en occultant que le viol est un acte d’une terrible cruauté ! Non seulement il est une effraction du corps, mais, selon la psychologie, il s’agit d’une mise à mort identitaire où le “moi” se retrouve éclaté. La victime traîne avec elle un trouble de stress post-traumatique toute sa vie. Sans parler de la stigmatisation et du rejet par les familles et par la société.

Il faudrait se baser sur des critères de morale religieuse erronée et manquer totalement d’empathie pour condamner et culpabiliser une victime de viol. On lui fait subir, ainsi, une double peine.

Citoyennes de seconde zone

Ceci témoigne également de la position insignifiante qu’on donne premièrement aux femmes et deuxièmement aux crimes basés sur le genre.

Concernant le premier point, non seulement on perçoit encore les femmes comme des citoyens de seconde zone dont les droits sont accessoires et facultatifs, mais, selon une vision plus matérialiste, on ne les considère même pas comme des sujets. Elles sont réduites à des objets interchangeables (polygamie, esclaves-concubines jawari, répudiations et divorces abusifs n’en sont que quelques exemples) qu’on n’apprécie non pas pour leur individualité, mais pour leurs fonctions et services rendus : le sexe ou même l’obligation sexuelle dans le cadre du mariage ou du couple, la reproduction (pour s’assurer une filiation à l’échelle individuelle, une main-d’œuvre et une armée à l’échelle communautaire) et le travail domestique et de “care” non rémunérés.

À propos du deuxième point, il est sûr que le seuil de tolérance à la violence diffère d’un groupe social à l’autre et d’une époque à l’autre. Mais à la lumière des droits humains universels — qui sont en constante évolution parallèlement à notre degré de prise de conscience — je me demande comment on peut encore banaliser ces crimes. Au cours des dernières décennies, nous avons évolué comme Humanité, et ce qui se passait au Moyen-Âge comme décapitations publiques, ou plus récemment pendant la Deuxième Guerre mondiale comme tortures et génocides dans les camps d’extermination nazis, n’est plus acceptable à travers notre regard moderne plus humaniste.

Le mâle marocain lambda s’attend à la servilité et soumission totale de la part de sa future épouse et à un traitement doux et accommodant de toutes les femmes qui l’entourent

Tout comme l’esclavage qui a été aboli, la loi du talion qui ne se pratique plus, des lois codifiant les pratiques médicales et les expérimentations sur des humains évoluent avec le temps : du serment d’Hippocrate à la loi Nuremberg, beaucoup de caps ont été franchis. Alors pourquoi fait-on la sourde oreille dès qu’il s’agit de crimes contre le sexe féminin ? et surtout de viol ? et pourquoi cet entêtement quant à condamner le violeur ?

Chez la population masculiniste, la réponse est on ne peut plus claire. Il s’agit, comme précédemment mentionné, de ce sentiment de perte de contrôle et de pouvoir. Éduqué dès le plus jeune âge comme le golden child de la famille, et investi d’une certaine tutelle et d’une pseudo-autorité morale pour juger ce qui est déshonorant ou pas dans le comportement et la tenue vestimentaire des membres féminins de sa famille, le mâle marocain lambda s’attend à la servilité et soumission totale de la part de sa future épouse et à un traitement doux et accommodant de toutes les femmes qui l’entourent. Même au travail, il compte trouver une secrétaire aux petits soins, et non une égale.

Concernant ses conquêtes prémaritales ou ses relations maritales ou même d’adultère, il devra intégrer ces nouvelles normes morales : ne pas se comporter en bête à cornes, faire preuve de patience et de respect et, oh le comble !, prendre en compte le désir de sa compagne et attendre son consentement ; qui doit être donné à chaque étape de leurs ébats et non compris automatiquement si elle le suit dans un endroit privé. Autant de notions complexes qui font obstacle aux fantasmes les plus obscurs de certains.

Chez cette catégorie d’hommes qui trouve aberrant de civiliser les relations intimes, censées procurer du plaisir aux deux personnes impliquées et non satisfaire l’un et traumatiser l’autre, on peut facilement retrouver une identification à Saad Lamjarred ; soit ils ont déjà commis des actes pareils et n’acceptent pas de s’avouer fautifs et agresseurs, soit ils comptent en commettre dans le futur et n’aimeraient pas voir surgir des sentences pour condamner ce genre de crimes barbares.

Groupies complices

Par contre, il est nettement plus délicat de trouver l’explication chez la gent féminine, qui devrait naturellement compatir avec la victime. Il se trouve qu’il y a d’autres paramètres psychosociaux en jeu : d’abord, l’effet de halo qui est un biais cognitif affectant la perception qu’on a des célébrités masculines et qui les rend intouchables aux yeux de leurs groupies. Ensuite, il y a sûrement un bon nombre de jeunes filles influençables en proie à la tendance pornographique hardcore actuelle, qui ont développé une inclination masochiste et la perçoivent comme le nouveau comportement sexuel standard.

Mais l’explication la plus manifeste et la plus triste est la misogynie intériorisée de ces femmes, un auto-dénigrement et une auto-infériorisation qu’elles ont intégrés à force d’être éduquées dans ce sens, persuadées de l’existence d’une hiérarchie en leur défaveur. À côté de celles qui ne sont pas conscientes de leurs chaînes, tels ces “oiseaux nés en captivité qui pensent que voler est une maladie” et celles qui n’ont pas pris le temps de remettre en question l’ordre social, il existe surtout celles qui se rangent du côté de l’oppresseur, plus ou moins consciemment, comme par réflexe de survie.

Lors d’un sit-in de soutien au chanteur accusé de viol, à Casablanca, en novembre 2016.Crédit: Yassine Toumi / TelQuel

Chez ce genre de femmes, le processus d’endoctrinement patriarcal a porté ses fruits, elles ont intégré que si elles déviaient des normes de comportement dictées par le système en place, elles seraient ostracisées par la communauté. Elles ont peur du célibat au point de l’obsession et leur but ultime dans la vie c’est d’être “choisie” et d’avoir l’approbation masculine. Elles se disputent alors l’attention des hommes considérant toute autre femme comme rivale et n’hésitent donc pas à rabaisser les autres pour se mettre en valeur, dont forcément la jeune fille aux mœurs légères qui a suivi le chanteur à sa chambre d’hôtel. De parfaites complices de la culture du viol !

Viol patriote

Enfin, vu l’illettrisme endémique en matière d’éducation sexuelle et civique, il paraît souhaitable de faire un rappel important sur des notions aussi basiques que celle du viol et du consentement : la responsabilité du viol incombe totalement au violeur. Le viol n’est en aucun cas provoqué par la tenue d’une femme ou par son attitude, quelles que soient les circonstances. Le viol est un choix conscient du violeur d’imposer sa domination à l’autre sous la contrainte ou la menace, il ne s’agit pas ici de passion ou de désir physique, mais de contrôle, de cruauté et de sadisme.

La pulsion sexuelle chez un individu sain, comme tout autre besoin biologique, peut être retenue et adaptée au contexte social sans contrainte (comme le besoin de se nourrir ou l’envie d’uriner). Personne ne “mérite” d’être violé. Même les travailleuses du sexe peuvent être violées, si elles sont forcées à des actes sexuels pour lesquels elles n’ont pas donné leur accord. Ce n’est pas parce qu’on a accepté d’avoir des rapports sexuels que le partenaire a le droit de tout faire.

Ce qui me choque davantage, c’est de maquiller toute cette ignorance, tous ces a priori, tout ce raisonnement bancal et ces arguments fallacieux, et de les mettre derrière la bannière du patriotisme. À l’heure où outre-Atlantique on veut se refaire une vraie identité démocratique et égalitaire et où l’on déboulonne les statues de scientifiques de renom qui se sont révélés des tortionnaires esclavagistes, que l’on condamne des artistes de génie influents à perpétuité pour des viols et violences sexuelles, nous, on plonge la tête dans le sable et on s’indigne dès qu’on touche à “l’image” du Maroc… Mais c’est le violeur lui-même qui fait honte à notre pays ! Pourquoi s’indigner dans le mauvais sens ? C’est d’un tribalisme aveugle et indigne.

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Il est clair qu’en dépit de certaines avancées en matière de droits des femmes, la société marocaine demeure foncièrement sexiste. Et l’état fossilisé des textes juridiques actuels est en décalage inadmissible avec la réalité de la société marocaine en 2023 et avec les principes d’un véritable État de droit. Cela n’aide pas à faire sortir les mentalités de leur obscurantisme. Et notre cas est assez particulier, car nous avons affaire à la fois à des lois obsolètes inspirées d’interdits coutumiers et religieux et à des lois anachroniques héritées de l’époque coloniale et non abrogées.

Toute politique d’ouverture est accueillie par une riposte cinglante des mouvements conservateurs, qui ont une crainte pathologique d’une contamination par les principes du Droit universel.

Seulement, si on se braque à chaque opportunité d’amélioration, et si on n’arrive pas à sortir de notre cocon de narcissisme et du confort séducteur des théories complotistes et qu’on maintient qu’on est tous et toutes des “gens bien” sans se remettre avec “wlidatna” en question, qu’on ne corrige pas nos défauts à la source — et pas seulement en jetant des paillettes dessus —, nous allons sûrement nous enliser dans cette boue d’idéologies régressives des pays arabes et africains.

Les droits des femmes sont des droits humains et les faire évoluer vers le meilleur est une urgence politique et sociale.

Hasna Ouazzani est médecin spécialiste et militante féministe.