Dix classiques de la littérature africaine à (re)lire

Il est difficile de parler d’une seule littérature africaine lorsqu’on mesure les complexités et singularités qui composent chacune de ses voix. Pour donner un avant-goût de ces nuances, TelQuel vous propose une sélection de dix grands romans africains afin de vous permettre d’appréhender les problématiques, économiques, politiques et sociales du continent.

Par

“Agadir” de Mohamed Khaïr-Eddine (Maroc)

Moins célébré que Le passé simple de Driss Chraïbi et La boîte à merveilles d’Ahmed Sefrioui, Agadir n’a rien à envier aux grands classiques de la littérature marocaine. Premier roman de Mohamed Khaïr-Eddine, celui-ci ne devait être, initialement, qu’un rapport sur le séisme qu’a connu la ville en 1960.

Mais c’était sans compter sur la force évocatrice, la sensibilité et la puissance d’une plume comme celle de Khaïr-Eddine, qui met en scène dans ce récit une voix angoissée, vulnérable, perdue, qui semble renaître des ruines sous lesquelles la ville est ensevelie au lendemain du séisme.

Rapportant tantôt les rumeurs qui courent dans la ville, la vue d’un vide insoutenable, l’impossible besoin de trouver un coupable derrière la catastrophe naturelle, l’inévitable odeur des morts – 15.000 au total – dont les ombres continuent de hanter la ville…

Dès ce premier roman, Khaïr-Eddine règle ses comptes avec la violence de la réalité, et donne déjà à sentir l’ambition qui couvrira toute sa future œuvre : celle d’un écrivain qui veut se réapproprier le langage pour le réinventer.

“Allah n’est pas obligé” de Ahmadou Kourouma, (Côte d’Ivoire)

C’est à la demande d’enfants à Djibouti que Ahmadou Kourouma écrit, en 2000, Allah n’est pas obligé. Il y raconte l’histoire de Birahima, douze ans tout au plus, et de son voyage périlleux de Togobala en Côte d’Ivoire au Liberia, en passant par la Guinée et la Sierra Leone.

Au fil de son périple, Birahima cristallise à lui seul toutes les violences que peut ressentir un orphelin, devenu enfant soldat malgré lui, dans une Afrique ravagée par la guerre. Car la vraie horreur pour un enfant, c’est quand la mort devient un jeu comme les autres.

La cruauté innommable dont il est à la fois témoin et victime vient dénoncer le cauchemar de milliers d’enfances silencieusement volées, et réduites à la servitude.

“Une si longue lettre”, de Mariama Bâ (Sénégal)

Injustement méconnue à l’échelle africaine, Mariama Bâ est en réalité l’une des pionnières de la littérature sénégalaise. Conçu comme un échange épistolaire, le roman nous plonge dans les réflexions les plus intimes de Ramatoulaye, nouvellement veuve, qui profite de sa période de deuil pour s’adresser à Aïssatou, sa meilleure amie.

Attention à ne pas se fier à la fausse simplicité que suggère la quatrième de couverture du roman. Plus qu’une écriture présentée comme une forme de purgatoire, Mariama Bâ nous dit qu’en s’adressant à une autre femme, Ramatoulaye invoque toutes celles qu’elle a été dans le passé : une fille, une adolescente, une épouse, une mère, et puis, inévitablement, une deuxième épouse.

D’un regard aiguisé et révolté, Mariama Bâ interroge le poids des traditions qui obstruent incessamment les rapports entre les hommes et les femmes dans la société sénégalaise des années 1970, et dresse un réquisitoire intransigeant contre la polygamie.

“Le livre des jours” de Taha Hussein (Egypte)

Nombreux sont les critiques à avoir vu dans Al Ayam la première autobiographie de la littérature arabe moderne, bien que narrée à la troisième personne. Dénué de toute forme de fiction, ce chef d’œuvre de Taha Hussein est empreint d’une dure réalité et brille par son refus du misérabilisme.

En retraçant l’itinéraire d’un enfant pauvre et aveugle originaire de Maghagha, des bancs de l’école coranique à sa rébellion contre les enseignements de l’Université Al Azhar, Taha Hussein signe un récit de vie à moins de quarante ans, duquel jaillit avant tout de la lumière.

Dans un double mouvement constant de rapprochement et de distanciation de lui-même, l’écrivain se raconte avec lucidité, témoignant à la fois de la tendresse pour l’enfant qu’il a été, sans jamais verser dans l’héroïsme pompeux.

Constitué de trois tomes, respectivement publiés en 1927, 1940 et en 1967, Le livre des jours est un roman indispensable pour comprendre l’œuvre de Taha Hussein, mais aussi les fondements de la littérature arabe moderne.

“Americanah” de Chimamanda Ngozi Adichie, (Nigéria)

Propulsé au rang de roman incontournable de la littérature africaine et américaine quelques années seulement après sa parution en 2013, Americanah se présente comme un roman d’apprentissage moderne, qui retrace l’immigration d’une jeune femme, Ifemelu, de Lagos à Philadelphie.

Sur fond d’une histoire d’amour avec Obinze, installé à Londres, Chimamanda Ngozi Adichie raconte la lourde tâche qu’est la construction de soi face à l’intransigeance du monde, à travers deux personnages constamment confrontés au racisme et à la violence dont peut faire preuve l’Occident.

Grandement inspiré de la vie de son auteure, on retrouve en Ifemelu des traces de Chimamanda Ngozi Adichie : une femme de conviction, animée par une ambition mordante, endurcie malgré elle par les difficultés imposées par la vie d’une femme noire dans un monde d’hommes blancs.

“Notre-dame du Nil” de Scholastique Mukasonga (Rwanda)

Isolé sur le haut de la crête Congo-Nil, un lycée catholique forme des jeunes filles aux prestigieux mariages auxquels elles sont prédestinées. Bien qu’elles soient coupées du monde, la haine raciale entre Tutsis et Hutus s’immisce progressivement dans le quotidien de ces adolescentes.

Pourtant, derrière ce climat grandissant de tensions et de ségrégations, elles demeurent des jeunes filles comme les autres, qui pleurent, rêvent et se confient les unes aux autres. L’une ne veut pas de l’élite rwandaise à laquelle on la prédestine, et rêve de vivre en Europe, une autre meurt d’une fausse couche.

Avec comme toile de fond les premières années suivant l’indépendance du Rwanda, Scholastique Mukasonga fait le récit de la longue et vénéneuse division de la population rwandaise, entre Tustsis et Hutus, qui mènera au génocide de 1994.

“Pétales de sang” de Ngugiwa Thiong’o (Kenya)

A mi-chemin entre la fresque sociale et le genre policier, le grand roman de l’écrivain kényan Ngugiwa Thiong’o, publié en 1977, est devenu un incontournable de la littérature africaine.

Au lendemain de l’indépendance du Kenya, dans la ville fictive d’Ilmorog, trois meurtres, visant de puissants hommes d’affaires, ont simultanément lieu : Munira, Abdulla et Karega sont immédiatement arrêtés, suspectés d’être les auteurs de ce triple assassinat.

Tandis que l’enquête se poursuit, c’est la vie des trois présumés coupables qui nous est dévoilée à travers une narration où quatre personnages prennent tour à tour la parole. Très vite, on comprend que le meurtre n’est peut-être qu’un prétexte pour aborder le mal qui ronge toute une société : la désillusion qui a suivi la lutte pour l’indépendance, à peine obtenue qu’elle fut volée par une bourgeoisie et un gouvernement corrompus.

Après tout, ces pétales de sang, qui donnent leur titre à ce roman, désignent d’abord une plaie vive et ouverte.

“Michael K., sa vie, son temps” de J.M. Coetzee (Afrique du Sud)

Michael K. est un être étrange. On ne saura pas grand-chose de lui, hormis qu’il est né avec une lèvre qui “se retrousse comme un pied d’escargot”, qu’il est jardinier, extrêmement solitaire, et en cavale dans une Afrique du Sud saccagée par l’apartheid et la guerre civile.

Lui vit de désirs purement instinctifs, et refuse de s’inscrire dans l’Histoire, quelle qu’elle soit. L’unique mission qu’il se donne est de ramener les cendres de sa mère sur sa terre natale.

Dans ce roman dont on ne peut ressortir indemne, le Prix Nobel de littérature John Maxwell Coetzee pousse à l’extrême les limites de la solitude que peut ressentir un être vivant, et adresse à ses lecteurs plusieurs questions dérangeantes.

Parmi elles, quel regard portons-nous vraiment sur celui qui ne nous ressemble pas ? Notre humanité réside-t-elle dans notre capacité à être comme les autres ?

“Le pleurer-rire” de Henri Lopes, (Congo)

Roman politique par excellence, Le pleurer-rire s’inspire ouvertement du désastre démocratique dans lequel sont plongées plusieurs nations africaines au lendemain de leur indépendance.

L’auteur, Henri Lopes, lui-même étant un ancien premier ministre du Congo, semble frôler volontairement la caricature en créant le protagoniste qu’est Tonton Bwakamabé Na Sakkadé, ancien militant pour la libération, converti en dictateur, tyrannique et corrompu, qui prend le pouvoir en fomentant un coup d’État.

En choisissant une narration à plusieurs voix, Lopes met constamment en confrontation le totalitarisme du dictateur, et le contre-pouvoir que constituent les opposants du régime.

Avec une panoplie de personnages, passant par un narrateur maître d’hôtel, un instituteur retraité, une première dame de la République infidèle, un journaliste à l’éthique ambigüe, Henri Lopes donne également à voir une fresque sociale qui interroge le contexte dans lequel naît une dictature.

“Saison de la migration vers le Nord”, de Tayeb Salih, (Soudan)

Au Soudan, avant le désormais célèbre Abdelaziz Baraka Sakin, il y avait Tayeb Salih et Saison de la migration vers le Nord, censuré pendant de longues années dans son pays.

A l’époque où l’immigration se présente comme un El Dorado inestimable, le narrateur anonyme que nous présente Tayeb Salih dans son roman entame la traversée inverse, et rentre dans son village natal après sept ans passés en Europe.

Il y fait la rencontre de Moustafa Saïd, également rentré au pays après une vie à Londres. Ce dernier est animé par une rage contre l’Angleterre, ex-puissance coloniale dont le Soudan vient tout juste de se libérer, et contre qui Moustafa Saïd cherche à se venger en brisant le cœur et les vies de ses femmes.

Et sa dernière victime n’est autre que Jean Morris, sa propre épouse. Derrière ces destins croisés, Salih fait le récit puissant d’une insatiable rage coloniale, et dresse le portrait d’une jeunesse issue des premières indépendances africaines, tiraillée entre un désir d’émancipation et une perte de repères culturels.