Globalement, la part du budget d’investissement des collectivités territoriales ne cesse de baisser : 6% seulement en 2023, soit 19 milliards de dirhams sur un total de 300 milliards de dirhams alloués à l’investissement public. Il convient de rappeler à cet égard que la part du budget d’investissement des collectivités territoriales s’élevait à 10% du total jusqu’en 2019 pour baisser à 7% en 2022.
Le projet de règne de Sa Majesté le roi consacré par plus de 17 discours relatifs à la nécessité pressante de mise en œuvre de la « régionalisation avancée » se trouve alors desservi par un système d’allocation des ressources publiques dépourvu d’une véritable vision de l’Etat en faveur de la territorialisation des actions publiques.
Une faillite des communes rurales ?
Au sein des collectivités territoriales, la faible augmentation des budgets d’investissement des conseils régionaux semble s’effectuer aux dépens des budgets des communes rurales. En effet, plus de 900 communes rurales connaissent un déficit budgétaire.
Cependant, la faillite des communes rurales à travers des budgets qui oscillent depuis des années autour de 5 millions de dirhams menace la pérennité des services publics de proximité qui ont pu être initiés par les communes rurales, notamment depuis 1996.
De fait, au cours des trois dernières décennies, le renforcement de la décentralisation en cours a permis aux communes rurales de contribuer à l’élargissement de l’accès des populations à des services publics de proximité d’une importance sociale cruciale : généralisation de l’électrification rurale, généralisation de l’accès à l’eau potable, hébergement scolaire, transport scolaire, transport ambulatoire médical, préscolaire, construction de routes communales, éclairage public des douars, etc.
La Constitution stipule que toute compétence transférée aux collectivités territoriales devrait être accompagnée d’un transfert de moyens correspondants.
Mais de telles réalisations qui ont transformé le monde rural et ont contribué à améliorer le quotidien des citoyens n’ont pas été accompagnées par une augmentation proportionnelle des ressources publiques allouées aux communes rurales en charge de la gestion de ces nouveaux services publics d’importance vitale pour les citoyens. Or la Constitution stipule que toute compétence transférée aux collectivités territoriales (généralisation de l’accès à l’eau potable et à l’électrification, transport scolaire, hébergement scolaire, préscolaire, construction de route, éclairage public, etc.) devrait être accompagnée d’un transfert de moyens correspondants.
Aujourd’hui, l’entretien du parc du transport scolaire, des ambulances, des routes communales, le paiement de la facture de l’éclairage public, des employés du préscolaire, le financement de l’hébergement et de la restauration scolaires, sont autant de nouvelles charges imposées aux communes rurales pour la pérennisation de ces services publics de proximité.
Parallèlement à ce recul notoire de la décentralisation (rôle des collectivités territoriales), l’analyse de la répartition régionale des investissements publics (déconcentration) par la loi de finances 2023 révèle de grands dysfonctionnements qui continuent d’entraver l’amélioration de l’efficacité des actions publiques de proximité au sein des territoires.
Une croissance économique différenciée, versatile et peu cohésive
L’absence d’une vision étatique unique de l’aménagement du territoire et la nature de la politique publique de l’investissement ont généré une hétérogénéité croissante des trajectoires territoriales sous-tendues par un développement insuffisamment distribué, versatile et peu cohésif au niveau socio-spatial.
L’instabilité des dynamiques de croissance économique fortement différenciées entre les régions révèle de grandes fragilités des « vocations » des territoires. En effet, au cours de la période 2001-2020, l’essentiel du PIB national, soit près de 70%, est produit dans quatre régions principales avec une inégalité notoire de leurs contributions respectives : Casablanca-Settat domine avec près de 33%, suivie de loin par Rabat-Salé-Kenitra avec environ 17%, Tanger-Tétouan-Al Hoceima (10%) et Fès-Meknès (9%).
Cependant, cet ordre est mouvant d’une année à l’autre, ce qui traduit une grande fragilité des « vocations » économiques territoriales des régions. De fait, les régions « dominantes » sont en perte de vitesse car ce sont les régions à faible contribution au PIB national qui ont enregistré des taux de croissance supérieurs à la moyenne nationale (4,7%) au cours de la période 2001-2020 : Dakhla Oued Eddahab (9,9%), Laayoune Sakia Al Hamra (9,8%), Draa Tafilelt et Guelmim Oued Noun (5,4%), Souss Massa (5%). Parmi les 4 régions les plus contributives, seule la région de Tanger-Tétouan-Al Hoceima semble s’inscrire dans une trajectoire régulièrement ascendante (5,8%).
Cette même hétérogénéité des trajectoires territoriales des régions est également perceptible quand on analyse l’évolution versatile de leurs contributions sectorielles (primaire, secondaire et tertiaire).
De plus, paradoxalement, les dynamiques de croissance enregistrées ne se traduisent pas par un développement social parallèle. L’analyse de la classification du PIB nominal par habitant révèle un ordre différent où 7 régions se situent en dessous de la moyenne nationale (26.575 dirhams/habitant) : Tanger-Tétouan-Al Hoceima qui a connu une dynamique de croissance ascendante et figure parmi les 4 régions les plus contributives au PIB national affiche un PIB par habitant inférieur à la moyenne nationale, soit 26.064 dirhams, suivie du Souss- Massa avec 21.877 dirhams, Fès-Meknès (19.107 dirhams), l’Oriental (18.697 dirhams), Beni Mellal-Khénifra (18.373 dirhams), Marrakech-Safi (16.845 dirhams) et Draa Tafilelt (14.279 dirhams).
En revanche, 5 régions seulement ont un PIB/habitant supérieur à la moyenne nationale. Il s’agit principalement de Dakhla Oued Eddahab (61.905 dirhams), Casablanca-Settat (43.516 dirhams), Rabat-Salé-Kenitra (532.573 dirhams), Laayoune-Sakia-Al Hamra (32.123 dirhams) et Guelmim Oued Noun (27.948 dirhams).
Ces différents développements témoignent d’une faible corrélation entre la dynamique de croissance économique et la cohésion socio-spatiale. Même dans les régions les plus contributives au PIB national comme Casablanca-Settat, la dynamique de croissance est peu cohésive au niveau socio-spatial car elle génère des effets limités sur le développement humain dont les progrès demeurent modestes et fortement différenciés selon les entités territoriales de la région.
Près de 62% des territoires locaux, soit 112 communes ont un indice de développement local multidimensionnel de niveau faible
En effet, si la région de Casablanca-Settat occupe le 2èmerang national selon l’indice de développement local multidimensionnel (IDLM), élaboré par l’ONDH, près de 62% des territoires locaux, soit 112 communes ont un IDLM de niveau faible qui oscille entre 0,466 et 0,640. De plus, avec la contribution la plus élevée au PIB national (près de 33%), le grand Casablanca enregistre le taux le plus élevé du chômage des jeunes. Ce grand paradoxe, qui traduit la faiblesse de la corrélation entre la dynamique de la croissance économique et le niveau de développement humain modeste et fortement différencié, s’explique par la persistance de grands déficits en matière d’éducation (37,9%), de santé (36,1%), du cadre de vie (34,8%), du développement local (26,7%) et de l’habitat (26,6%) (SRAT de Casablanca-Settat).
Cette réalité est la traduction empirique d’une faible cohésion socio-spatiale engendrée par les grands déficits persistants, et souvent croissants en matière d’équipements collectifs, de services publics de base et de créations d’emplois suffisants qui sont le produit de la politique publique d’investissement.
Un déficit de territorialisation des investissements publics
De même, en l’absence d’une vision étatique claire et unique en matière d’aménagement du territoire, la politique publique d’investissement procède par improvisation sous la pression des besoins croissants, notamment du littoral qui subit une urbanisation rapide et mal planifiée. Ainsi, aucune logique liée au renforcement des « vocations économiques » des régions n’est prise en compte par le système d’allocation des ressources publiques. C’est ce qui explique les limites de la répartition régionale des investissements publics dans la loi de finances 2023 qui en hypothèquent l’efficacité au sein des territoires.
- D’abord une forte inégalité en faveur du littoral métropolitain. Les trois régions, Casablanca-Settat (38 milliards de dirhams), Rabat-Salé-Kenitra (26 milliards de dirhams) et Tanger-Tétouan-Al Hoceima accueillent plus de 50% des investissements des établissements et entreprises publics (EEP), soit 73 milliards de dirhams sur un total de 140 milliards des investissements des EEP.
- Ensuite, une forte concentration spatiale de l’implantation régionale des EEP. 63% seulement du portefeuille public (271 EEP) sont impliqués dans différents programmes lancés au niveau régional. 53% des EEP sont implantés dans deux régions : Rabat-Salé-Kenitra et Casablanca-Settat.
- En outre, un grand déficit de synchronisation et un faible ciblage socio-spatial des actions publiques au sein des territoires. Il convient de souligner dans cette perspective que la synchronisation des actions publiques est une condition de réussite, car pour lancer une dynamique, il faut créer « un choc d’offre » en réalisant plusieurs projets structurants en même temps (voir le SRAT de Casablanca-Settat). L’exemple de la région Fès-Meknès est fort édifiant à cet égard. De nombreux projets ont été réalisés : autoroute Rabat-Oujda, modernisation de l’aéroport, doublement de la voie ferrée. Mais de tels projets n’ont pas eu d’impact notoire sur la dynamique de développement territorial car d’autres actions publiques aussi importantes n’ont pas été réalisées d’une manière concomitante : autoroute vers Tanger, amélioration du cadre urbain, absence d’une grande zone logistique, d’une zone franche et d’une zone industrielle à Ain Cheggag, retard du projet touristique de Oued Fès, non réalisation du projet de transfert d’eau d’irrigation de Mdez vers le Saïss.
- Enfin, une absence d’anticipation, voire de programmation, dans la durée, de l’investissement dans les projets structurants et l’aptitude récurrente des pouvoirs publics à réaliser les investissements publics sous la pression des besoins immédiats croissants du littoral métropolitain.
Cette lecture de la loi de finances 2023 montre que la territorialisation des politiques publiques relève plus du discours des pouvoirs publics que de la réalité des chiffres.