[TRIBUNE] Université : sortir de l’éternelle réforme par des actions participatives concrètes

Brahim Labari, sociologue, professeur à l’Université Ibn Zohr d'Agadir et directeur de la revue internationale de sociologie et de sciences sociales “Esprit critique”, plaide pour une politique de la jeunesse axée sur une économie du savoir et sous-tendue par une sociologie de l’émancipation.

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Damien Meyer / AFP

Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c’est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë, mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu’elle nous fournit” (Hanna Arendt, La crise de la culture, éd. Gallimard, 1961).

Le grand basculement vers le paradigme “université-entreprise”

Dans les années 1970-1980, l’université publique bénéficiait d’un préjugé favorable dans l’imaginaire collectif, à telle enseigne qu’y être admis était signe de l’excellence et de la consécration d’un parcours enviable. Le sésame était l’obtention du baccalauréat, un Rubicon exigeant et difficile à franchir. Chez les classes populaires, la détention de ce diplôme procurait à son détenteur la revanche sur le déterminisme social et actait sa rupture d’avec la génération précédente. La sélection par le bac, cette institution hautement symbolique, permettait aux élèves les plus méritants d’accéder à l’enseignement supérieur.

Dans ce changement de paradigme, l’université publique n’est plus l’arène où l’on cultive l’esprit critique, mais le tremplin à la vie active

À cette époque, le rôle de l’université dans la société était valorisé en ce qu’elle continuait l’œuvre de la socialisation, pourvoyeuse d’une instruction et débouchant possiblement sur une insertion professionnelle. Aujourd’hui, le baccalauréat, n’étant plus ce qu’il était, permet à toute une classe d’âge de se ruer vers l’Université dotée d’une offre plus diversifiée, mais moins corrélée au marché de l’emploi. Corrélation qui consacre le grand basculement vers le paradigme “université-entreprise” pour redéfinir le statut des étudiants et la place des enseignants-chercheurs au sein de cette configuration. Signe ô combien significatif, le développement de l’enseignement supérieur privé et le recul de l’État face à l’hégémonie néolibérale qui est devenue une quasi-doctrine mondiale.

603 médecins ont quitté le Maroc en 2018, soit 30% du nombre de diplômés des facultés de médecine et de pharmacie pour la même année.Crédit: AFP

Le corollaire de cette nouvelle donne est l’avènement dans les pays capitalistes d’un modèle managérial du culte de la performance et la responsabilisation des étudiants par la hausse des frais d’inscription à défaut d’instaurer des prérequis de sélection à l’entrée de l’université. Dans ce changement de paradigme, l’université publique n’est plus l’arène où l’on cultive l’esprit critique, mais le tremplin à la vie active.

Tout se passe comme si la finalité d’avoir un diplôme mangeait les moyens mobilisés pour y parvenir

À marche forcée, la communauté universitaire se rend dans le rang de ce changement malgré des résistances ici et là en faveur d’une alter-université soucieuse de garantir l’égalité des chances et des vertus de la méritocratie. Depuis, l’université publique est dite structurellement en crise, car il est attendu d’elle de fournir des réponses à des attentes montantes. Et d’endosser des responsabilités qu’elle ne peut, en toute logique, assumer à elle seule : un public pléthorique, une qualité de formation consécutive à une population qui ne choisit l’université qu’en dernière option, et donc peu regardante des contenus pédagogiques et de l’effectivité d’une formation solide.

Tout se passe finalement comme si la finalité d’avoir un diplôme mangeait les moyens mobilisés pour y parvenir. Tout cela participe de la crise de la réputation de l’université publique, au point que d’aucuns arguaient que sans sélection, pas de valorisation symbolique de l’institution universitaire. 

Une réforme orientée vers le salut de l’étudiant

L’université, comme toutes les institutions publiques, est devenue aujourd’hui le théâtre de changements sous l’effet conjugué d’une demande sociale, des contraintes économiques et de la pression de l’inactivité. La vocation pédagogique et d’apprentissage de l’université doit s’ériger en un programme ambitieux, garant de la transition de la société marocaine vers la modernité. Une jeune génération porte tout son espoir sur le passage par les bancs de l’université pour se forger une identité professionnelle et devenir partie prenante responsable pour elle-même et pour la société.

La cheville ouvrière de l’employabilité est la mise en acceptabilité entre un diplôme (savoir-faire) et le développement personnel (savoir-être)

Des réformes, des projets et des politiques se sont donc succédé à intervalles réguliers, dans l’adversité et souvent dans la polémique, au chevet de l’université pour “moderniser” cette institution. Tout ce dispositif était censé mettre en place un arsenal pédagogique dont la mission principale est de garantir pour les étudiants la cohérence et le sens entre “durant la formation” et “après le diplôme”.

L’université, par son dispositif de formation, doit assumer d’être l’accompagnateur de l’étudiant pour développer des compétences scientifiques, économiques, sociales et technologiques, capables d’assurer aux étudiants une insertion sur la marché du travail. L’institutionnalisation de cette mission de l’université fait d’elle le reflet et l’imagerie du bien-être social des générations.

Les acteurs chargés de décliner cette vision font certainement face à des pesanteurs héritées, à des résistances comportementales et à des effectifs étudiants qui deviennent incontrôlable : l’enjeu central est désormais de concilier entre la gestion de la masse, l’octroi d’un diplôme, et de doter l’étudiant d’un potentiel d’employabilité.

Dans une société médiatisée, le procès de l’université ne tarde pas à s’étaler sur la place publique : l’inefficacité, l’anarchie, le laxisme, la spontanéité et l’échec sont autant de qualificatifs pour dénigrer l’université publique. Ce qui est de nature à générer, selon certains observateurs, le chaos de l’enseignement et le délitement des chaînes de transmission du savoir.

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Cette crise est portée au pinacle de l’évaluation par une prophétie autoréalisatrice : le chômage des diplômés, notion fourre-tout qui reproche à la pédagogie de l’enseignement de s’élaborer en vase clos, à l’écart des préoccupations du marché de travail. Le cadrage de l’analyse de cet échec est souvent l’émanation d’une approche managériale des réformes et non celle d’une posture sociologique et civilisationnelle.

En effet, l’évaluation des politiques de l’enseignement au regard de l’employabilité se fait dans une logique de résultats à court terme et nullement sur la base d’une approche processuelle fondée sur l’apprentissage méthodique et rationnel. L’employabilité ne dépend pas seulement des projets et des réformes qui l’initient, mais foncièrement d’un réseau d’acteurs humains et organisationnels (entreprise, enseignants, étudiants, syndicats, dispositifs, environnement socio-économique, etc.) qui portent cette réforme.

Il est temps que chaque université marocaine se dote d’une structure à l’instar de l’Observatoire de la vie étudiante (OVE) en envisageant de repenser l’employabilité comme un processus et une culture fondée sur le compagnonnage et le coaching universitaire, qui se conçoit dans le travail de proximité au quotidien des étudiants sur la base des nouvelles donnes locales, régionales et internationales.

Cette structure pourrait partir d’une hypothèse forte : la cheville ouvrière de l’employabilité est la mise en acceptabilité entre un diplôme (savoir-faire) et le développement personnel (savoir-être). La recherche de lien entre ces deux dimensions doit se faire par un travail relationnel et d’apprentissage avec le contexte économique, entrepreneurial et institutionnel.

Connaître finement la population étudiante, préalable à toute réforme

Il ne fait aujourd’hui aucun doute que l’Université publique est rattrapée par des pesanteurs sociales — sociétales et culturelles. Les universités marocaines sont assaillies par une demande pressante de la part des bacheliers sans autre alternative que les bancs des Facultés ou des écoles. Le plus souvent par effraction, c’est-à-dire sans y être préparés, car le passage du Lycée à l’Université se fait sans transition.

L’Université aurait alors toutes les allures d’un lieu étrange et étranger pour les nouveaux étudiants : la connaissance de ce que c’est l’université, les cursus, les différentes structures, se déploieraient au détriment de la responsabilisation, du respect et d’une préparation préalable à intégrer à bon escient le monde universitaire. À cet égard, l’obligation de mettre en place dès le premier semestre un module “Découverte de l’Université” pourrait appuyer les primo-arrivants dans l’enceinte universitaire à mieux connaître ce lieu et à assimiler son mode de fonctionnement effectif.

Brahim Labari plaide pour la mise en place dès le premier semestre d’un module “Découverte de l’Université”.

Si la socialisation estudiantine peut se décomposer en une double orientation — apprendre à apprendre en endossant un statut transitoire ; construire un projet professionnel pour s’insérer dans le marché du travail —, reste que nous ne connaissons pas aussi rigoureusement nos étudiants.

Que connaît-on en effet vraiment de nos étudiants, de leurs origines autant géographiques que sociales, de leurs parcours scolaires ou plus largement de vie, de leurs modes de vie, de leurs vies quotidiennes, de leurs résidences, de leurs alimentations, de leurs loisirs ? Combien d’étudiants sortent de l’Université sans aucun diplôme, combien d’autres nourrissent un sentiment de rancune, de rejet et de répulsion ? Et, question centrale s’il en est, que deviennent nos lauréats une fois sortis du milieu universitaire ?

Les questions sont nombreuses à propos de cette population, indépendamment des niveaux, de l’âge et du caractère transitoire du statut de l’étudiant. Cela revient à mener des recherches de proximité sur les étudiants (leurs origines, leurs modes de vie, leurs loisirs et desiderata…), en mobilisant des dispositifs d’enquête ad hoc.

Dans cette perspective, les sciences humaines et sociales sont appelées à jouer un rôle de premier plan pour impulser un enseignement encore plus adossé à la recherche, en insufflant des éléments substantiels pour une politique de la jeunesse axée sur une économie du savoir et sous-tendue par une sociologie de l’émancipation.