Pourquoi les abeilles marocaines tombent-elles comme des mouches ?

À l’arrivée du printemps, le constat est sans appel : les abeilles se meurent à un rythme vertigineux à travers tout le Maroc. Même celles du plus vieux rucher du monde d’Inzerki, situé dans le sud-ouest du pays, sont frappées par une “mortalité massive et catastrophique”. Que se passe-t-il vraiment ? Faut-il s’inquiéter ? Témoignages d’apiculteurs et éclairage d’experts.

Par

La filière apicole marocaine traverse l’une des pires crises de son histoire. Crédit: Unsplash

Plus de 5500 tonnes. C’est la quantité de miel ingurgitée par les Marocains chaque ramadan, selon les évaluations du ministère de l’Agriculture. Dans le pays, mois sacré rime avec mets sucrés. Chaque année, les tables du ftour sont truffées de gâteaux enrobés ou trempés dans cette douceur, au point que la moitié de la consommation annuelle de miel au Maroc est atteinte pendant le seul mois du jeûne, même si les préparatifs commencent à la fin de chaâbane.

Seulement, la production locale est loin de suffire pour satisfaire la forte demande. Ne comptant que près de 650.000 ruches répertoriées, la filière apicole marocaine traverse l’une des pires crises de son histoire. Depuis janvier dernier, les apiculteurs nationaux assistent impuissants à la disparition mystérieuse, en masse, de leurs ouvrières. Dans plusieurs régions, les colonies d’abeilles quittent leurs ruches du jour au lendemain, pour ne jamais revenir. Seuls leurs cadavres velus sont retrouvés parfois, gisant au pied de ce qui était leur abeiller.

Fielleux cauchemar

Le village d’Inzerki, situé à 82 km au nord d’Agadir, n’échappe pas à ce désastre écologique. Le monumental rucher collectif qui a fait connaître ce bourg, le plus grand et le plus ancien habitat des hyménoptères au monde, est lui aussi à moitié vide.

La ruche d’Inzerki, dans la région de Souss-Massa, le 26 février 2020.Crédit: Fadel Senna / AFP

Autour de ce lieu historique, véritable trésor du patrimoine berbère construit en terre, pierre et bois en 1850, le bourdonnement habituel des pollinisateurs est de moins en moins audible. Il a laissé place aux cris de colère des apiculteurs de la région.

“Je me dis qu’on aurait pu faire plus pour les sauver”

Brahim Chetoui, apiculteur

Brahim Chetoui est parmi ces indignés face à la surmortalité qui frappe les colonies d’abeilles. Chez cet apiculteur, qui est aussi président de l’association Taddart Inzerki, la colère est doublée de tristesse devant le spectacle de ses ruches devenues un cimetière à ciel ouvert. Supportant mal son sentiment d’impuissance, il lance, en réponse aux questions de TelQuel : “Je suis très attaché à mes abeilles. Elles sont bien plus qu’une simple source de revenus pour moi. Je ne supporte pas de les voir déserter et mourir comme ça. J’ai l’impression de les avoir abandonnées. Je me dis qu’on aurait pu faire plus pour les sauver.”

Brahim le sait déjà, il ne récoltera que très peu de miel cette année. Il ne pourra pas non plus participer à la fête du miel à Immouzzer comme il avait pris l’habitude de le faire. “Nous sommes face à une urgence sanitaire et environnementale. Cette année a connu un record absolu en termes de mortalité dans notre secteur. En 2019, j’ai perdu 100 ruches. Cette année, en moins de deux mois, j’en ai perdu 40 sur les 90 qui me restaient”, alerte-t-il d’un ton désespéré.

Un apiculteur travaille au rucher d’Inzerki, le 26 février 2020.Crédit: Fadel Senna / AFP

Le désespoir. C’est ce sentiment qui consume Abdessalam Lemssadek depuis le début de l’année. D’emblée, il prévient que “2022 sera une année noire pour l’apiculture marocaine”. Il y a à peine quelques mois, cet autre apiculteur soignait ses colonies d’abeilles et entretenait ses cinquante ruches sur les hauteurs montagneuses de Chefchaouen. Aujourd’hui, elles sont toutes inoccupées.

“Je voulais évoluer dans le domaine de l’apiculture, lancer ma propre coopérative, faire connaître le miel de Chefchaouen. Mais ce rêve s’est brisé en décembre dernier”

Abdessalam Lemssadek, apiculteur

“Je voulais évoluer dans le domaine de l’apiculture, lancer ma propre coopérative, faire connaître le miel de Chefchaouen. Mais ce rêve s’est brisé en décembre dernier. C’était comme un cauchemar sans fin. Chaque jour, je trouvais une partie de mon essaim agonisant par terre, poussant ses derniers bourdonnements. J’ai tout tenté pour sauver le peu d’abeilles qui me restait, mais en vain… Tout a été décimé. J’ai fini par les ramasser à la pelle. Maintenant, je n’ai plus rien.”

Même détresse du côté d’Ahmed, apiculteur à Tinghir. Lui aussi vivait de ses abeilles et, comme Brahim et Abdessalam, il a aussi tout perdu. “J’ai enfilé la combinaison d’apiculture pour la première fois quand j’avais 14 ans. Mon père était apiculteur et il m’a appris très jeune comment m’occuper des ruches. J’ai cet amour des abeilles dans le sang. Au fil des années, la vente de miel pur est devenue mon gagne-pain et je n’ai jamais rencontré de réel problème dans ce business jusqu’à fin janvier dernier quand mes abeilles ont commencé à disparaître. J’avais 80 ruches dans mon élevage rien qu’en décembre. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une cinquantaine et je ne sais même pas pourquoi. Le pire, c’est que je ne suis pas le seul à être frappé par cette malédiction, tous mes amis apiculteurs se plaignent du même fléau, même ceux à l’autre bout du pays”, se plaint-il.

Stress multiple

S’il n’existe pas encore de chiffres précis sur le déclin des populations d’abeilles au Maroc, les premiers éléments de l’enquête menée par l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA) auprès d’apiculteurs des régions de Souss-Massa, Béni Mellal-Khénifra, Drâa-Tafilalet, Meknès-Fès et Tanger-Tétouan-Al Hoceima laissent présager une vraie catastrophe. 36 % des professionnels sondés jusqu’ici par l’ONSSA confirment l’hécatombe dans leurs ruches.

Pour cet organisme, relevant du ministère de l’Agriculture, “la situation est inédite”. Un constat partagé par nos interlocuteurs. Eux aussi assurent que le Maroc n’a jamais été touché à une telle ampleur par le “Colony Collapse Disorder” (CCD) ou “syndrome d’effondrement des colonies”, nom donné par les scientifiques à ce phénomène de disparition massive des abeilles.

Alors que l’ONSSA exclut la piste d’une maladie, comment expliquer pareille hécatombe ? Les experts interrogés par TelQuel ont quelques pistes. Directeur d’un bureau d’étude spécialisé en apiculture à Meknès, Said Aboulfaraj attribue l’effondrement des colonies d’abeilles au Maroc à un stress multiple : “D’un côté, il y a la faiblesse des précipitations en ce début d’année. De l’autre, la surexploitation des ruches avec la diminution de la quantité subséquente de nourriture et la mauvaise qualité de l’alimentation disponible. Celle-ci est composée essentiellement de compléments artificiels comme les poches de sucre. Un comble pour des animaux censés être autosuffisants. Ces facteurs combinés ont exposé les abeilles à une carence alimentaire aiguë qui a été aggravée par le retard des pluies automnales. Les colonies se sont donc affaiblies et certaines ont fini par s’effondrer.

Des apiculteurs dans la région de Béni Mellal-Khénifra, en septembre 2021.Crédit: MAP

En tout cas, la demande sur le miel est plus forte que jamais. La production de miel made in Morocco a tenté de suivre, bondissant de 69 % ces dix dernières années. Elle est passée de 4,7 tonnes en 2009 à près de 8 tonnes en 2019, avec plus d’un milliard de dirhams de chiffre d’affaires, selon les dernières données du ministère de l’Agriculture.

à lire aussi

Interrogé dans le podcast d’actualité de TelQuel, Le Scan, Antonin Adam, spécialiste français en sciences apicoles, pointe lui aussi du doigt la sécheresse que vit actuellement le pays, la pire depuis 40 ans : “C’est habituel. Pendant la période de sécheresse, les apiculteurs marocains perdent une grande partie de leurs ruches. Puis, quand il pleut, ils renouvellent leur cheptel. Seulement, nous sommes face à un cas spécial cette année”, précise celui qui est aussi géographe ruraliste à l’Institut de recherche pour le développement de Montpellier.

Autres raisons du déclin des abeilles marocaines, selon le chercheur français : l’agriculture intensive, le manque de diversité agricole et l’épandage des pesticides “tueurs d’abeilles”, comme les néonicotinoïdes, dont l’emploi est interdit en France, mais autorisé au Maroc. Pourtant, des dizaines d’études scientifiques, dont celle de l’Agence française nationale de la santé (Anses) en 2015 ou encore l’avis de 27 Académies des sciences de l’Union européenne démontrent la dangerosité de ces produits et la nécessité de les interdire. À haute dose, les néonicotinoïdes provoquent la mort des abeilles. À plus faible dose, ils affectent les capacités cognitives des butineuses qui ne retrouvent plus le chemin de la ruche, d’après les recherches de l’Anses.

“Les apiculteurs marocains déplacent de façon un peu excessive les ruches. Sauf qu’en déplaçant les abeillers, on va mélanger les génétiques d’abeilles qui étaient adaptées à des conditions bien particulières”

Antonin Adam, spécialiste en sciences apicoles

Antonin Adam désigne enfin comme autre coupable de cette crise, la généralisation de la transhumance. “Aujourd’hui au Maroc, nous avons encore trois espèces d’abeilles réparties dans des endroits bien définis. Le problème est que ces zones sont aujourd’hui bouleversées. Les apiculteurs marocains déplacent de façon un peu excessive les ruches. Sauf qu’en déplaçant les abeillers, on va mélanger les génétiques d’abeilles qui étaient adaptées à des conditions bien particulières. Et dans le long cours, on va avoir de considérables pertes”, avertit le scientifique lyonnais.

Tous ces facteurs pris isolément ne sont pas très graves. Par exemple, la sécheresse à elle seule n’est pas très grave. Avec le manque de diversité agricole, ça devrait aller aussi. Mais quand il y a combinaison de tous ces facteurs, là ça devient spectaculaire et on peut avoir des pertes assez importantes”, conclut-il.

La disparition des abeilles représente un réel danger pour toute la flore du pays : pas moins du tiers de l’alimentation humaine dépend de leur action pollinisatrice.Crédit: DR

Même conclusion du côté de l’ingénieur agronome et expert apicole marocain Said Aboulfaraj. Ce dernier souligne que l’apiculture dépend de trois facteurs déterminants : les conditions climatiques bien sûr, l’environnement végétal et l’apiculteur lui-même. “Si les deux premiers facteurs ne peuvent évidemment pas être contrôlés, le facteur humain, fondamental dans cette activité, lui, reste maîtrisable. Le plus important pour l’instant, c’est la mise en place de programmes de formation, l’encadrement et l’accompagnement des apiculteurs pour qu’ils suivent de près leurs élevages, interviennent de façon raisonnée et apportent la réponse qu’il faut aux problèmes qu’ils affrontent au fur et à mesure. Sinon, on frôle la catastrophe.

Un euphémisme. Car sans la pollinisation qu’effectuent les abeilles, il y a un réel danger pour toute la flore du pays. D’après des chiffres publiés par Greenpeace en 2016, les abeilles contribuent à 75 % de la production alimentaire mondiale. Leur mort massive pourrait avoir des conséquences potentiellement dramatiques puisque pas moins du tiers de l’alimentation humaine dépend de l’action pollinisatrice des abeilles. Sans pollinisation, le Maroc risque de se retrouver sans tomates, sans courgettes, sans fraises ni pommes !

C’est justement pour éviter ce scénario apocalyptique que le gouvernement a mis en place un plan d’urgence. Une enveloppe de 130 millions de dirhams a également été allouée au secteur apicole en vue de soutenir les professionnels touchés par le phénomène de disparition des colonies d’abeilles. Il leur a été promis un accompagnement de proximité pour la reconstruction des ruches infectées et la distribution de nouvelles colonies d’abeilles.

Des actions de sensibilisation ont été également annoncées pour un meilleur traitement des ruches contre la varroase (maladie liée à un parasite) et pour vulgariser les bonnes pratiques apicoles. En attendant que ces annonces se traduisent dans les faits, les abeilles continuent de disparaître.