[Tribune] Les limites anthropologiques de la rationalité : à propos du Covid-19 et des gestes barrières

Les anthropologues Jean-Noël Ferrié, directeur de Sciences Po Rabat, et Saadia Radi, chercheure à l’Université internationale de Rabat (UIR) et au Center for Global Studies (CGS) livrent dans cette tribune un regard sociologique sur la perception des restrictions sanitaires.

Par et

Salé, début mai 2020. Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel

Une épidémie est une maladie qui se transmet. Cette transmission implique des interactions humaines, de sorte que l’infection circule parce que nous circulons et parce que nous sommes proches d’autres personnes. Lorsque les systèmes de santé ne possèdent pas de réponses satisfaisantes, permettant de prendre en charge une maladie infectieuse, il est donc tentant de demander à la population d’éviter de favoriser sa circulation en prenant des précautions.

L’idée générale est que de petits gestes peuvent éviter de grands mots. Sans doute est-ce le cas, mais les petits gestes sont rarement anodins et faciles à contrôler. La protection contre l’épidémie consiste désormais dans le respect des gestes barrières et, depuis l’hiver 2021, dans la vaccination.

En résumé, si nous respectons ces gestes et nous faisons vacciner, nos risques d’être infectés ou de développer des formes graves sont restreints en même temps que nous limitons la circulation du virus. Ceci paraît raisonnable et devrait, pense-t-on, conduire nos semblables à éviter de petites choses afin de préserver leur santé et celle des leurs.

Le variant social

Pourtant, ce n’est pas le cas : la maladie circule par vagues, accompagnant les événements sociaux : les fêtes, les vacances, les rentrées scolaires, les spectacles, les voyages, les visites, les rituels, tout ce qui fait le mouvement de la vie ordinaire.

Comment l’expliquer ? Les autorités sanitaires, le regard fixé sur les statistiques de l’épidémie tancent les citoyens, comme c’est leur rôle. Elles stigmatisent l’irrationalité de certains de leurs comportements. On peut, bien sûr, partager ce point de vue et souhaiter que tout le monde se plie à une discipline minimale à même de nous protéger. Mais est-il judicieux de ne voir que de l’irrationalité dans l’attitude contraire ? Une meilleure compréhension du phénomène aiderait sans doute à l’atténuer.

“L’appartenance à une collectivité et la possession d’un statut positif au sein de celle-ci sont de puissantes motivations pour agir parce que nous ne sommes pas simplement des corps biologiques, mais des corps sociaux”

Une discipline nous aide à voir les choses autrement : l’anthropologie et, plus exactement, l’anthropologie médicale. L’anthropologie n’est pas, d’abord, une science coloniale consistant à regarder les autres comme des êtres primitifs (même si elle a aussi été cela) ; c’est, au contraire, une science cherchant à expliquer pourquoi des comportements qui nous troublent ou nous choquent sont des comportements raisonnables compte tenu du contexte et des circonstances.

L’un des plus éminents anthropologues britanniques, Alfred Reginald Radcliffe-Brown (1881-1955) raconte l’anecdote suivante : un Européen rencontre un Chinois qui dépose un bol de riz sur la tombe de ses parents. L’Européen lui demande s’il croit que ceux-ci vont manger le riz. Le Chinois lui répond que ce n’est que la manifestation de son affection, et ajoute : “Mais d’après votre question, je suppose (…) que vous mettez des fleurs sur la tombe d’un mort parce que vous croyez qu’il aimera les regarder et sentir leur parfum.” Derrière ce qui nous paraît exotique, différent ou irrationnel, nous retrouvons des attitudes et des conduites semblables aux nôtres, c’est-à-dire des actions que nous avons de bonnes raisons, des raisons socialement fondées, de faire.

“Notre bien-être ne s’évalue pas seulement à l’aune de notre santé. Il s’évalue à l’aune de nos interactions avec notre environnement”, rappellent les deux anthropologues.Crédit: Yassine Toumi / TelQuel

Dans un passionnant article publié en 2008, deux sociologues et un médecin marocains, Mohammed Ababou, Abderrahmane El Maliki et Reida Ababou, s’interrogent sur les raisons poussant des diabétiques à jeûner durant le mois de ramadan, alors que cette pratique peut lourdement porter atteinte à leur santé et qu’il serait conforme à la religion qu’ils s’en abstiennent[1]. Les trois auteurs ne cherchent pas à montrer l’irrationalité qu’il y a à prendre des risques pour accomplir le rituel qu’ils ne sont religieusement pas tenus d’accomplir dans leur situation. Ils montrent, au contraire, les raisons sociales et personnelles qu’ils ont de jeûner malgré tout. Nombre d’entre eux ne le font pas par simple obligation, mais parce qu’ils pensent que c’est bon pour eux.

L’appartenance à une collectivité et la possession d’un statut positif au sein de celle-ci sont de puissantes motivations pour agir parce que nous ne sommes pas simplement des corps biologiques, mais des corps sociaux ayant besoin de la reconnaissance, de l’amitié et de l’estime d’une partie de nos semblables. Autrement dit, notre bien-être ne s’évalue pas seulement à l’aune de notre santé. Il s’évalue à l’aune de nos interactions avec notre environnement.

C’est cette attitude qui nous permet de “faire société”. Elle n’a en soi rien d’irrationnel. Elle est même nécessaire. On peut essayer d’en corriger certains effets, mais cette correction ne peut se fonder sur le déni qu’il est judicieux de rechercher un équilibre entre notre intérêt comme corps et notre intérêt comme personne.

Des gestes barrières à géométrie variable

Si nous nous intéressons, maintenant, à diverses formes de non-respect des gestes barrières, il apparaît qu’elles se fondent sur un même type de raisons que celles qui poussent les diabétiques à jeûner durant le mois de ramadan : continuer à faire société. C’est ainsi que, lorsque des personnes se rencontrent dans la rue, elles ne se serrent pas la main ni ne s’embrassent forcément, mais cela arrive. On assiste parfois à des conduites mixtes, a priori incohérentes.

Des jeunes gens se rencontrent. Ils se saluent poing contre poing ou coude contre coude. Un d’eux semble reconnaître un ami plus proche (ou un parent) ; il enlève son masque et lui donne l’accolade. Ceci suggère que le risque n’est pas forcément considéré comme général, mais qu’il est également indexé sur certains critères définissant les personnes. L’arbitrage entre la règle sanitaire et la règle de politesse ou de sociabilité se fait ponctuellement. La règle sanitaire ne prime pas par principe.

“De manière étonnante, du point de vue de la rationalité médicale, les proches, par l’affection et par la distance, paraissent de prime abord moins dangereux”

De fait, on s’aperçoit que le respect des gestes barrières varie en fonction des personnes. Les parents et les enfants, par exemple, ne portent pas le masque, lorsqu’ils sont ensemble dans l’espace privé de la maison, qui est probablement plus dangereux que l’espace public de la rue. En soi, ces comportements relèvent de la tendance naturelle consistant à préserver l’ordre de la vie quotidienne et la trame des sociabilités.

De manière étonnante, du point de vue de la rationalité médicale, les proches, par l’affection et par la distance, paraissent de prime abord moins dangereux. Peut-être, du reste, les trouve-t-on moins dangereux, parce qu’on ne veut pas les tenir à distance. Quoi qu’il en soit, les gestes barrières sont souvent déclinés en fonction de la catégorisation des personnes. Ils ne s’imposent pas de manière indifférenciée.

Dans beaucoup de cas, il semble que les gens substituent la connaissance qu’ils ont d’une personne à la connaissance de ses fréquentations et de l’état sanitaire de celles-ci. Les catégories “proche” (parent ou ami), “enfant”, “parents” (au sens de père ou de mère) ont, en elles-mêmes, un effet sécurisant. Notons qu’au-delà de cet effet, nous avons tous une certaine connaissance factuelle — et donc crédible — de ce que font nos enfants, nos parents et nos amis.

Les déterminants individuels de l’anticipation d’un risque apparaissent ainsi hybrides, liés à la proximité familiale et à la connaissance pratique que cette proximité permet d’avoir des fréquentations et des conduites d’une personne. Cette connaissance n’est pas sûre ; ce n’est pas pour autant qu’elle est inexistante ou inutile.

Le cas des funérailles

Les condoléances s’avèrent, quant à elles, très révélatrices des contraintes assumées du “faire société”. Les devoirs rendus aux morts ont pris une tournure très différente de ce qui se pratique normalement. La présentation des condoléances est un moment fort des obligations sociales. Les parents de la défunte ou du défunt reçoivent. La maison s’emplit. On sert et ressert du thé avec des gâteaux. Il est d’usage de rester un certain temps. Des groupes se forment. Les personnes venues présenter leurs condoléances sont souvent assises les unes contre les autres.

“Dans beaucoup de sociétés africaines, prendre en charge la maladie, c’est d’abord réparer les relations sociales”

Durant le confinement, des modifications ont été apportées aux habitudes. Les visites — strictement interdites, au demeurant — ne se faisaient que par petits groupes, duraient moins longtemps. On portait le masque par intermittence. Les groupes s’attardaient parfois, et les maisons comme les appartements se remplissaient partiellement.

Les circonstances amenèrent ainsi la double atténuation de deux prescriptions contradictoires : celle de ne pas faire de visites, la prescription sanitaire, et l’obligation de les faire, la prescription sociétale. Comme toujours, les choix pratiques décèlent les préférences réelles des individus, qui sont, ici, de rendre les devoirs aux morts en restant prudents. Ceci implique de sous-déterminer transitoirement les risques de contagion, tout en instaurant des conduites de prudence pour compenser le risque pris. L’une d’elles, la “bise du Corona”, consiste à n’embrasser qu’une seule joue ou ne pas doubler la bise sur la seconde.

Beaucoup de gens qui racontent être allés présenter les condoléances, durant cette période, expliquent : “Quand il y a un mort, tu ne penses pas au Corona, tu fais ton devoir.” Se soustraire à une obligation sociale apparaît, en effet, entraîner un coût prohibitif. C’est pour, cela sans doute, qu’il est difficile de faire admettre à tous ceux qui continuent à faire société, malgré l’épidémie, qu’ils ne prennent pas en considération les autres, alors même que c’est le sentiment du devoir ou de la politesse vis-à-vis d’eux qui, souvent, les motive.

Ce que l’anthropologie médicale nous apprend est qu’il est ardu de séparer le respect des obligations sociales (qu’elles relèvent des simples convenances ou de la religion) de la prise en charge de la maladie. Dans beaucoup de sociétés africaines, prendre en charge la maladie, c’est d’abord réparer les relations sociales.

Nous venons d’évoquer des situations inverses, mais relevant de la même logique, où prendre en charge la maladie ne peut conduire à détériorer les relations sociales. Aucune des deux attitudes n’est en soi irrationnelle. Il faut protéger les corps individuels comme il est nécessaire de préserver les corps collectifs.

Plutôt que de stigmatiser l’une ou l’autre attitude, il est nécessaire de travailler à les rendre mutuellement compatibles.

[1] Ababou, M., Ababou, R., & El Maliki, A. (2008). Le jeûne du Ramadan au Maroc: un dilemme pour les patients diabétiques et les soignants. Sciences sociales et santé, 26 (2), 79-104.